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Différents types de compétences : comment les faire acquérir ? Comment les évaluer ?

Cette contribution, parue dans le hors-série n° 20 des Cahiers pédagogiques, nous semble utile pour éclaircir les différents niveaux de complexité que recouvre souvent l’utilisation du mot-valise « compétence ».

Beaucoup de pays industrialisés ont adopté des curriculums énoncés en termes de listes de compétences, que les élèves doivent maitriser aux différentes étapes de la scolarité. Avec les compétences, l’accent est mis sur ce que les élèves apprennent et ce qu’ils sont capables d’en faire dans une situation complexe et nouvelle. D’une certaine façon, il est étonnant que les systèmes éducatifs ne se soient pas intéressés plus tôt à ce que les élèves sont capables de faire avec ce qu’ils apprennent à l’école. Mais désormais, le tournant est pris.

Ce virage à 180 degrés, qui fait porter le regard de ce que le professeur énonce à ce que les élèves apprennent et à la manière dont ils s’en servent, pose évidemment beaucoup de questions. Pour éclaircir cette notion, le mieux est d’examiner la définition qu’en donne le décret du 11 juillet 2006, reprise dans le socle commun de connaissances et de compétences : « Maitriser le socle commun, c’est être capable de mobiliser ses acquis dans des tâches et des situations complexes, à l’école puis dans sa vie ». On retrouve cette insistance sur la mobilisation des acquis et sur la complexité dans les référentiels belges et québécois.

Parmi les questions que peuvent légitimement se poser les enseignants, celle de « faire apprendre » des compétences et celle « d’attester de leur acquisition » apparaissent cruciales.

Pour y voir un peu plus clair, nous avons examiné les énoncés de compétences qu’on trouve dans les référentiels de différents pays (dont le socle commun français), ce qui nous a conduits à les classer en deux groupes.

D’une part, des compétences dont l’acquisition ne comporte pas de difficultés majeures. Il s’agit des procédures (qui « méritent » à peine le nom de compétences, car elles demandent peu, voire pas, de mobilisation — d’engagement cognitif — chez le sujet qui les met en œuvre, du fait qu’elles se ramènent à l’exécution d’une tâche relativement stéréotypée) : effectuer à la main un calcul isolé sur des nombres en écriture décimale de taille normale ; utiliser des dictionnaires, imprimés ou numériques, pour vérifier l’orthographe ou le sens d’un mot ; savoir lire la légende d’une carte ; etc.

D’autre part, des compétences avec mobilisation, c’est-à-dire des compétences qui impliquent que l’élève doive choisir, parmi les procédures qu’il connait, celle ou celles qu’il y a lieu de mettre en œuvre dans une situation nouvelle. Ces compétences avec mobilisation peuvent être elles-mêmes détaillées en deux types : celles qui nécessitent la mobilisation d’une seule procédure et celles qui nécessitent la mobilisation de plusieurs procédures à combiner. Par exemple, dans la compétence ainsi libellée « Choisir et utiliser avec pertinence le calcul mental, le calcul écrit ou la calculatrice en fonction de la situation » (exemple pris dans le référentiel belge), l’élève doit mobiliser en fonction de la situation une seule des trois procédures indiquées. En revanche, dans la compétence « adapter son écrit au destinataire et à l’effet recherché » l’élève doit mobiliser simultanément un nombre important de procédures (relevant des choix lexicaux, de la syntaxe de la phrase, de l’orthographe, de la grammaire textuelle, des anaphores, de la ponctuation, de l’usage des temps verbaux, de l’organisation du message, etc.). Il en va de même dans les compétences « situer dans l’espace un lieu ou un ensemble géographique, en utilisant des cartes à différentes échelles », « mobiliser ses connaissances en situation ».

Délibérément, nous n’avons pas considéré les compétences « générales », appelées aussi « compétences transversales » : traiter l’information, exploiter l’information, résoudre des problèmes, émettre des hypothèses, prendre des décisions, car elles sont fondées sur l’hypothèse, d’une part, qu’une même fonction psychologique permettrait d’effectuer différentes tâches, d’autre part, que dans les situations qui pourraient être recouvertes par la compétence générale, il y aurait une même structure ou des invariants que le sujet serait capable de reconnaitre à travers différents « habillages ». Or, cette hypothèse double est remise en cause à la fois par la psychologie cognitive et par les didactiques disciplinaires.

Revenons donc aux deux premiers niveaux de compétences repérés.

Comment faire acquérir des compétences ?
Procédures et informations

Que ce soit des procédures en réponse à une consigne, une série de procédures, un algorithme, un énoncé, l’école n’a pas de difficulté à les faire apprendre, à tous les élèves ou presque, à coup « d’apprendre par cœur », d’entrainements, de répétitions, d’exercices. Notons que, dans le socle commun, des procédures sont indiquées, aussi bien sous la rubrique « connaissance » (maitrise des quatre opérations, maitrise correcte de l’orthographe, connaitre les gestes de premier secours…) que sous la rubrique « capacité » (utiliser les principales règles d’orthographe lexicales et grammaticales…).

Compétences avec mobilisation

En revanche, l’école a plus de problèmes pour faire acquérir des compétences avec mobilisation. C’est là que le bât blesse : on ne sait pas véritablement comment conduire les élèves à mobiliser à bon escient les procédures auxquelles ils ont été entrainés. On peut effectivement soupçonner que la mobilisation requiert l’engagement tout entier du sujet élève, avec ses désirs, ses affects, ses pulsions dans l’activité d’apprentissage ; il reste que cela ne nous dit pas comment opérationnaliser la mise en mobilisation des élèves (à ne pas confondre avec la mise en activité). Ces compétences sont pourtant les plus représentées dans les référentiels, ce sont celles qui correspondent à la structure que le socle commun donne à la notion de compétences : « mobiliser ses acquis dans des tâches et des situations complexes ». Mais comment amener les élèves à mobiliser, « rappeler » les procédures qu’ils connaissent, face à des situations nouvelles et de manière appropriée ? Il faut bien avouer qu’actuellement, il n’existe pas de pratique didactique éprouvée qui y conduise. On ne sait pas enseigner le « bon escient ».

Avant d’évoquer quelques pistes possibles dans ce sens, signalons les pratiques qui pourraient passer pour intéressantes, mais qui, en fait, sont des impasses.

La première serait de penser qu’il suffit de faire acquérir des procédures et des énoncés pour que les élèves sachent les utiliser à bon escient. Car si la maitrise des procédures de base est indispensable pour qu’elles puissent être mobilisées quand il le faut, elle n’est évidemment pas suffisante. Ce serait d’ailleurs une fausse piste didactique que de penser que l’acquisition de ces procédures doit précéder des activités qui exigent leur mobilisation dans des situations inédites. On pourrait même soutenir que l’essentiel de l’approche par les compétences implique que les élèves puissent voir d’emblée que ce qu’on leur fait apprendre a un usage possible pour résoudre des problèmes, comprendre des textes, en rédiger, etc.

Pour initier à la mobilisation, une autre idée consiste à indiquer aux élèves, chaque fois qu’on leur fait acquérir une procédure, la « famille de situations » (ou de tâches) dans laquelle cette procédure peut être utile. C’est certainement là une idée intéressante, mais qui est loin de résoudre tout le problème de la mobilisation. Car il s’avère que certains élèves ont bien saisi la famille de situations dans laquelle telle procédure est utilisable et, pourtant, ils ne se rendent pas compte que la situation qu’ils ont face à eux relève de cette famille. On peut, par exemple, avoir expliqué à des élèves que le théorème de Pythagore est utilisable dans la famille des situations géométriques, où on connait la longueur de deux côtés d’un triangle rectangle et où on doit calculer celle du troisième ; pourtant, si l’énoncé du problème ne mentionne pas la présence d’un triangle rectangle (par exemple s’il est question de la diagonale d’un carré), certains élèves ne verront pas que le problème qu’ils ont à résoudre relève de cette famille. Tout cela nous a conduits à penser que la difficulté première pour les élèves tient à l’interprétation des situations. Car face à une situation donnée, différentes interprétations sont possibles. Certains élèves ont une interprétation des situations qui, même si elle n’est pas l’interprétation attendue par l’enseignant, n’est pas dénuée de pertinence. Ainsi, quand un enseignant de l’école primaire demande aux élèves d’indiquer, à partir d’un plan de la ville, quel itinéraire prendre pour aller à la gare, son intention est de leur faire exprimer avec des mots les déplacements dans l’espace. Or, un élève intervient dans ces termes : « Monsieur, si vous voulez aller à la gare, y a pas de problème, mon père va vous y emmener ». Cet élève a une interprétation de la situation parfaitement pertinente dans la vie courante, mais inadéquate en situation d’apprentissage scolaire.

Dès lors, faire acquérir la capacité de mobilisation à bon escient, c’est arriver à faire partager par les élèves une certaine manière d’interpréter les situations, manière que, dans notre équipe de l’université de Bruxelles, nous avons appelée le « cadrage instruit ». C’est peut-être là le grand enjeu de la notion de compétence : elle focalise notre attention sur une certaine manière d’interpréter les situations qui, à nous, enseignants, nous parait aller de soi, mais qui ne va pas de soi pour tous les élèves (notamment pour ceux qui vivent dans une culture qui n’est pas proche de celle de l’école) et qu’il faudrait arriver à expliciter et à faire partager par tous.

Une des hypothèses sur lesquelles nous travaillons, à Bruxelles, pour tenter d’identifier les caractères de cette « interprétation instruite » des situations est que cette interprétation, attendue par l’école, a toujours plus ou moins rapport avec des textes : on s’attend à ce que les élèves ne retiennent dans les situations les plus diverses que les éléments qui correspondent au « texte du savoir », alors que beaucoup d’élèves (en tout cas ceux qui n’ont pas encore intériorisé le cadrage scolaire) restent pris dans les singularités pragmatiques des situations.

Comment amener les élèves à avoir un cadrage approprié, un cadrage instruit, des situations complexes présentées à l’école ? Voici quelques pistes pratiques :

Il est important d’habituer les élèves à se confronter à des situations inédites et complexes (situation-problème, projet, ou simplement problèmes nouveaux — pluridisciplinaires ou spécifiques à une discipline, impliquant la mise en œuvre de plusieurs procédures).

Si l’automatisation de procédures et d’énoncés ne suffit pas à rendre les élèves compétents, elle est néanmoins nécessaire. Il ne faut pas avoir peur de consacrer des temps durant lesquels les élèves s’entrainent en faisant des batteries d’exercices, d’opérations, de conjugaison, etc. En terme de « gestion » des apprentissages, c’est particulièrement intéressant, puisqu’une partie des élèves peut se consacrer à cette activité (avec des fichiers auto-correctifs, des tableaux de bord, etc.), pendant que l’enseignant sera plus attentif à quelques élèves avec lesquels il veut plus particulièrement travailler la délicate question du cadrage de situations complexes.

Bien que l’automatisation des procédures soit importante, il est intéressant de faire des allers-retours entre le complexe et le simple, afin d’éviter l’effet de parcellisation et de perte de sens que peut provoquer l’enseignement qui ne se centrerait que sur l’automatisation de procédures. Certains enseignants profitent de ce mouvement et demandent aux élèves de situer le niveau de compétences sur lequel ils sont en train de travailler (pour rappel : cadrage avec mobilisation de plusieurs procédures, cadrage avec mobilisation d’une seule procédure ou automatisation de procédures).

Il est important d’inculquer (ou de faire partager) aux élèves un certain regard scolaire sur les situations, et notamment de leur faire partager l’usage très particulier qui est fait du langage (oral ou scriptural) dans toutes les tâches scolaires. Cet usage a des caractéristiques particulières, puisqu’à la différence de ce qui se passe dans la vie courante, les énoncés ne font pas référence à la situation environnante, mais à d’autres énoncés émis à d’autres moments (la veille, par exemple), dans d’autres lieux (une autre salle de cours), dans le cadre d’une autre discipline et par d’autres locuteurs (d’autres enseignants). Ces énoncés se rejoignent pour former le « texte du savoir ».

Comment évaluer des compétences ?

Puisqu’être compétent, « c’est être capable de mobiliser ses acquis dans des tâches et des situations complexes », il apparait que la compétence avec mobilisation ne saurait être attestée que par l’affrontement de l’élève à une situation inédite. À cette intention, notre équipe de recherche a développé un outil, modèle évaluatif en trois phases, qui a été éprouvé auprès de plusieurs milliers d’élèves. La passation des épreuves d’évaluation se fait, dans chaque classe, en trois temps répartis sur la semaine : d’abord la situation complexe qui requiert la mise en œuvre et la combinaison de plusieurs procédures ; ensuite, dans un second temps, cette situation découpée en « petits problèmes » qui nécessitent la mobilisation d’une seule procédure ; enfin, ce sont des batteries d’exercices correspondant aux procédures requises dans les deux temps précédents qui sont présentées aux élèves.

L’intérêt d’un tel dispositif est de confronter chaque élève à une situation inédite et complexe (c’est l’objet de la phase 1), dans laquelle c’est à lui de déterminer et de combiner les procédures adéquates, parmi celles qu’il connait. On évalue donc bien une vraie compétence avec mobilisation.

Cependant, comme on sait que ce choix et cette combinaison sont inévitablement difficiles à opérer pour beaucoup d’élèves, on présente ensuite la même tâche, mais « décomplexifiée », c’est-à-dire découpée en sous-tâches (c’est l’objet de la phase 2). Notons que, dans cette phase, il revient à l’élève de trouver par lui-même, pour chacune des sous-tâches, la procédure qui convient. Il y a donc encore bien exigence de mobilisation, mais mobilisation d’une procédure à la fois.

Enfin, il est intéressant de vérifier si chaque élève maitrise bien chacune des procédures élémentaires qui sont requises pour accomplir la tâche de départ. On va donc (c’est l’objet de la phase 3) leur demander d’accomplir, avec des consignes explicites, certaines procédures, ou d’énoncer certaines règles ou certains résultats.

Une telle forme d’évaluation permet d’abord de donner à chaque élève toutes les chances de faire prendre en compte ce qu’il sait faire : la mobilisation complexe s’il le peut et, s’il ne le peut pas, la mobilisation simple ; enfin, s’il n’y arrive pas, on lui donne au moins la possibilité de montrer qu’il a automatisé certaines opérations élémentaires.

Mais d’autre part, c’est pour l’enseignant l’occasion de pratiquer, pour chaque élève, une authentique évaluation diagnostique et de comprendre à quoi tiennent les éventuelles difficultés. C’est aussi, du même coup, un moyen pour lui de voir dans quelles directions il doit concevoir ses enseignements futurs.

On pourra trouver des épreuves construites sur ce modèle en Belgique, ainsi que leur « mode d’emploi » et leur grille d’encodage, pour tous les degrés de la scolarité obligatoire et toutes les disciplines, sur le site du ministère en charge de l’enseignement dans la partie francophone du pays (Communauté française).

Les outils étant nombreux et divers, le modèle peut être utilisé, tant en situation d’apprentissage qu’en situation d’évaluation. La situation d’attestation de la compétence peut d’ailleurs se placer dans la continuité du travail quotidien de la classe. Est-il nécessaire de « sacraliser » l’évaluation au point de consacrer des temps particuliers pour cela et demander aux élèves de faire la démonstration des mêmes compétences en même temps ? Quelques rares enseignants attestent des compétences des élèves quand ces derniers en font la démonstration, dans leur classe il n’y a pas de temps dévolus à l’évaluation, mais une observation constante des élèves.

Une brève conclusion

Travailler par compétences ne constitue pas une mode pédagogique. Il est peu probable qu’un retour en arrière se fera. Quand bien même nous n’utiliserions plus le terme de compétence, il restera que l’attention à ce qu’apprend l’élève et à sa capacité de mobiliser ce qu’il a appris dans de nouvelles situations restera le cap que l’école et les enseignants devront tenir. Pour les enseignants (et leurs élèves) habitués aux situations complexes, aux situations-problèmes, aux projets, le virage était déjà amorcé. Pour les autres, c’est plus difficile. Mais pour tous, la réflexion et l’action en équipe de cycle ou pluridisciplinaire sont probablement un des meilleurs supports à ce qui constitue un aboutissement pédagogique.

Sabine Kahn
Université libre de Bruxelles
Article paru dans le hors-série numérique n°20 des Cahiers pédagogiques, « Balises et boussole », mars 2010.