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Des tablettes tactiles à l’école primaire : représentations et résistances

Les tablettes tactiles ont la spécificité d’avoir eu un essor mondial inédit et fulgurant. Les avantages de cet outil viennent notamment de sa mobilité, en comparaison avec un ordinateur par exemple, son côté intuitif dans l’utilisation, ou encore une motivation plus élevée qu’avec des outils plus traditionnels. En même temps, comme d’autres outils qui entrent dans la classe, cela provoque inévitablement des changements dans les pratiques enseignantes, conduisant à penser de nouvelles formes d’enseignement qui peuvent parfois décontenancer, perturber, ou même faire peur.

Un décalage par rapport aux besoins

L’arrivée des tablettes a été vécue, pour la plupart, comme rapide, sans réelle consultation des besoins de terrain. Les classes sont équipées d’au moins un ordinateur de fond de classe, bien souvent de seconde main. L’arrivée massive et les questions de cout sont souvent soulignées, comme l’explique cette enseignante : « Moi j’avoue que ça m’a vraiment choquée. Le prix. Le prix déjà, parce qu’on a eu vent, quand même, du prix global sur la ville. On s’est dit : « “Mais d’où vient cet argent ?” Sachant que nous, on rame, quand même. Moi des fois, je suis obligée d’acheter, avec mes propres deniers, des choses pour fonctionner dans ma classe […] Voilà, c’était un petit peu difficile à encaisser.  »

De même, c’est une crainte de s’investir dans un nouveau projet pour rien ou ne correspondant pas au projet de la classe : « Nous, on était dans notre projet « littérature » et on voulait des ordinateurs qui ne sont jamais arrivés. Mais on n’était pas forcément pour les tablettes, parce que ce n’était pas adapté à ce qu’on voulait faire. Donc, dans un premier temps, on n’était pas forcément à en demander. Tête de gondole, quoi.  »

Un outil pas toujours simple à utiliser

Les difficultés techniques sont un obstacle majeur, et ce, à différents niveaux. Pour les enseignants qui franchissent le pas, des difficultés de manipulation apparaissent : « Alors, j’ai mis trois plombes à trouver où il fallait cliquer pour répondre à un message, alors, c’est où ? Où est-ce que c’est ? Alors, j’ai appuyé partout. Ça m’a agacée !  » Les problèmes techniques relèvent aussi de l’équipement : « Par exemple ce matin, impossible. Alors, bien sûr que c’est du technique qui est lié au matériel, mais je n’ai jamais pu me connecter. La borne wifi, ça ne marchait pas.  » Ces facteurs concourent à démotiver les collègues qui regardent de loin, et à en décourager d’autres : « Ah oui. Je ne cache pas et je n’ai pas caché que j’ai dit que j’avais des coups de blues, en me disant, au mois de décembre : « Ah non, passer autant de temps à préparer une séance et ça foire ! » »

Pour les élèves, en général, la manipulation est assez facile et intuitive, et ce, dès le cycle 1, même si cet enseignant relève quelques limites dans sa classe de grande section : « Le fameux « glisser », alors soit on se servait du doigt, alors vraiment comme une pioche qui pose un sillon dans la terre ! J’appuie ! J’ai cru qu’il allait y en avoir un qui allait me défoncer la tablette ! Donc ils ont vu que caresser la tablette, ça suffisait.  » À travers cette remarque, se pose la question du cout de cet outil, dans la manipulation quotidienne, mais aussi dans le stockage : « Faire attention que les élèves les manipulent correctement. Ensuite, on ne peut pas sortir en récréation et laisser le charriot comme ça. Donc, il faut avoir pris le temps d’avoir tout rangé avant la récréation, de bien mettre sous clé, etc. »  

Repenser ses pratiques

Il émerge aussi de ces discours sur les tablettes l’idée d’une modification dans les pratiques. D’abord parce qu’il s’agit d’un outil que les élèves maitrisent parfois mieux que l’enseignant, ce qui tend à modifier les rapports entre enseignants et élèves. Ce professeur des écoles de CM1-CM2 explique que les élèves sont capables de télécharger des applications seuls : « Ou je ne sais pas ce qui s’est passé, mais à un moment, ils ont rajouté des jeux, c’était Ninja Fruit, on coupe des pastèques ! C’est nul ce truc ! Et c’est installé sur des tablettes, donc voilà.  »

L’enseignant est en position de nouveauté et peut craindre de perdre le contrôle du groupe classe. L’utilisation de cet outil modifie également la pédagogie. La tablette peut être utilisée comme un livre, un exerciseur, dans une perspective individuelle, ou aller vers du travail en groupe qui demande une tout autre organisation : « Je pense qu’il y a des gens qui sont réfractaires, tout simplement, et qui pensent que c’est trop compliqué à mettre en place, parce que ce ne sont pas des séances simples. Ce sont des séances très fatigantes. »

Les enjeux du futur

La question de l’âge, du fossé générationnel est interrogée à travers ces remarques : « Et puis j’avais vraiment cette sensation de décrocher par rapport aux nouveautés informatiques, et ça ne me plaisait pas du tout ! Donc, je ne dis pas que j’ai raccroché beaucoup, mais quand même, j’ai un peu plus de connaissances sur les trucs tactiles machins. »

Il émerge des tablettes la question des écrans, de l’exposition des élèves dans et hors l’école, qui apparaissent comme des préoccupations plus larges : « C’est surtout qu’au niveau des petits, qu’ils sont déjà énormément confrontés à des écrans tout le temps chez eux. J’ai plus d’un tiers des élèves de ma classe qui ont la télé dans leur chambre, des DS, des Wii, des choses comme ça, donc ils sont constamment devant des écrans et je ne sais pas si c’est mon rôle ; en tout cas, le rôle de l’école est de les remettre encore une fois devant un écran, un outil en plus que je ne maitrise pas. »

En filigrane, c’est donc la question plus générale de la place de l’école face aux nouvelles technologies qui est posée : « Et puis je suis convaincue que ça fait partie ou que ça fera partie du quotidien des enfants aujourd’hui (et évidemment des futurs grands) et de demain. Donc je me dis : « Voilà, on a intégré l’ordinateur. Bon, je n’ai pas de tableau blanc interactif, OK, mais…. » Je veux dire, les tablettes, ça fait partie de leur quotidien aujourd’hui, et surtout à venir, donc ça fait partie de la formation qu’on doit leur apporter.  »

En conclusion, que retenir de ces témoignages ? Les enseignants, utilisant ou non les tablettes, illustrent majoritairement les limites de l’introduction de nouvelles technologies en éducation, par une arrivée parfois mal accompagnée, sans consultation. Les difficultés techniques, pédagogiques, ainsi que les enjeux d’adaptation au numérique, et le décalage générationnel dans une perspective de formation initiale et continue sont récurrents. Ces entretiens font apparaitre un déséquilibre en termes d’appropriation entre les hommes et les femmes enseignants, ce qui souligne la force des stéréotypes sur les nouvelles technologies, qui dépassent les politiques éducatives, et mettent bien en exergue l’importance de la formation initiale dans leur appropriation. L’objectif étant in fine de ne pas maintenir ou recréer une fracture numérique déjà observée dans les écoles et ailleurs.

Séverine Ferrière
Maitresse de conférences en sciences de l’éducation, ESPÉ des Pays de la Loire, laboratoire de recherche du CREN à Nantes.


Bibliographie

  • Séverine Ferrière, Philippe Cottier, Florence Lacroix, Aurélie Lainé et Loic Pulido, « Dissémination de tablettes tactiles en primaire et discours des enseignants : entre rejet et adoption », Sticef n° 20, en ligne, 2013.
  • Thierry Karsenti et Aurélien Fievez, L’ipad à l’école : usages, avantages et défis. Résultats d’une enquête auprès de 6 057 élèves et 302 enseignants du Québec (Canada), Crifpe, en ligne, 2013.