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De la longueur des robes

©Jean-Charles Léon

L’interdiction de l’abaya (et du qamis) dans l’enceinte scolaire n’est pas aisée à mettre en œuvre, d’autant qu’il s’agit de vérifier l’intentionnalité religieuse derrière la tenue. Les situations sont complexes, et une application stricte de l’interdiction peut blesser, comme on le verra ici, dans un article à vif, qui ne prétend ni à la généralisation ni à l’exemplarité.

Quand on est enseignant ou enseignante, aux premiers jours de septembre, on hésite à répondre à la rituelle question « alors, comment s’est passée ta rentrée ? »… On esquive la réponse, parce qu’on a honte de ressentir déjà dans ces tout premiers jours la même colère et la même lassitude qui vous étreignaient le corps et l’esprit au début du mois de juillet, après une année scolaire éprouvante.

Et ce ne sont pas les élèves qui vous épuisent et vous essorent !

Ces premiers jours de septembre sont pénibles parce qu’on ravale colère et révolte pour ne pas gâcher les relations professionnelles indispensables à la préservation des conditions de travail qui doivent nous permettre d’accompagner le mieux possible les élèves tout au long de l’année.

Le sens du métier

Parce que c’est pour cela qu’on se lève tôt le matin et qu’on se couche tard le soir, c’est cela qui donne du sens à notre profession et à la mission qu’on a choisi de remplir dans la société : accompagner ces jeunes et leur donner l’envie de mieux comprendre le monde et les moyens de se l’approprier.

En ces premiers jours de septembre, donc, on a honte de raconter. Raconter par exemple comment une petite fille qui avait tant hâte d’entrer en 6e, au collège, se retrouve soudain humiliée et rejetée par les garants de ce cadre censé lui offrir connaissances et protection.

Elle a onze ans. Mercredi, le jour de la rentrée, elle a mis sa robe préférée. Elle en a d’ailleurs peu, des robes, trois, peut-être quatre ? Ce fut une belle journée de découvertes : les élèves de sa classe, l’emploi du temps, le CDI, la vie scolaire, etc. Et le lendemain, jeudi, les premiers cours, les professeurs.

Au troisième jour, vendredi, elle met à nouveau sa robe préférée pour venir en classe. Elle commence à neuf heures mais se trouve au portail à huit heures parce que sa grande sœur commence plus tôt.

Pas cette robe

C’est la principale adjointe qui fait entrer les élèves ce matin. Tout à coup, elle la regarde et lui dit : « Tu ne peux pas entrer avec cette robe. » Stupeur. Mais pourquoi ? « Tu ne peux pas entrer au collège avec cette robe, elle ne convient pas, elle est trop longue, il faut en changer. Tu as cours à neuf heures ? Eh bien ça te laisse une heure pour changer de tenue. »

Elle retourne dans la voiture où papa et maman sont restés avec les trois plus jeunes dont l’école ouvre dans trente minutes. Elle raconte. Maman dit que tous ses autres vêtements sont dans le coffre, dans le grand sac poubelle qui contient le linge sale de la famille. Tout à l’heure, pendant que les enfants seront à l’école, elle ira à l’accueil de jour pour le laver et préparer le repas.

La petite ouvre son cartable, sort sa trousse, prend sa paire de ciseaux, et découpe le bas de sa robe préférée. Vingt centimètres.

Il faut bien expliquer

Maman téléphone à une professeure qui parle sa langue et l’aide dans ses démarches pour lui demander pourquoi sa fille ne peut pas entrer dans le collège. La professeure explique. Elle a honte, mais il faut bien expliquer.

Les abayas sont interdites dans les écoles. C’est une décision qui a été prise il y a deux semaines par le nouveau ministre de l’éducation. « Mais ce n’est pas une abaya… C’est une robe… Et nous ne savions pas que les robes longues sont interdites, sinon, elle en aurait mis une autre. » La professeure hésite mais donne un ultime conseil : si les manches sont longues, mieux vaut les relever avant de se présenter au portail à neuf heures…

À midi, la petite a rejoint ses parents à l’accueil de jour, pour déjeuner. Quand elle les a vus, elle a fondu en larmes. La travailleuse sociale qui connait bien la famille s’approche et lui demande pourquoi elle pleure.

Elle raconte : la principale adjointe l’a laissée entrer à neuf heures, mais elle lui a dit que même coupée et manches relevées, elle ne pourrait plus porter cette robe à l’école. C’est interdit, c’est un signe religieux. Sa robe préférée… Celle qu’elle avait mise le jour de la rentrée. Et personne, ni professeur, ni CPE, ni directeurs, personne ne lui avait rien dit.

Comment peut-on faire ça ?

La travailleuse sociale fait ce que la professeure s’est retenue de faire : elle téléphone à la principale adjointe, et dit à haute voix sa colère : comment peut-on commettre une telle erreur ? Sait-elle qui est cette petite ? Connait-elle sa famille ? Ils sont musulmans, oui. Mais non, ils ne font pas de prosélytisme ! Jamais ils n’affirment leur identité à travers la religion, toujours ils respectent le cadre de la vie en communauté.

Et la vie en communauté, ils connaissent bien : voilà deux ans qu’ils sont hébergés par les services du 115 en attendant l’instruction de leur demande d’asile. Ils vivent sur un site qui regroupe plusieurs dizaines de familles, dans un container aménagé qu’ils partagent à sept. Chaque semaine, il faut téléphoner au 115 pour demander l’attribution d’un lieu pour dormir. Il arrive qu’on leur refuse. Et c’est le cas en cette rentrée, depuis deux semaines déjà.

À onze ans, cette petite assure toutes les traductions pour ses parents auprès des administrations, après seulement deux ans à l’école primaire, dans ce pays dont elle ne connaissait pas la langue en arrivant. Elle est studieuse, respectueuse, discrète, elle a fait siennes toutes les valeurs que lui transmettent ses parents au quotidien…

Comment a-t-on pu la traiter comme cela ? Lui refuser l’entrée du collège, l’humilier, la blesser ? « Mais… Elle ne pleurait pas, madame, quand je lui ai parlé, elle n’avait pas l’air choquée comme vous me le décrivez… Je vais convoquer la famille, nous nous expliquerons. »

Pas de rancœur

Deux semaines ont passé, et les parents n’ont pas été contactés. Et la petite n’a pas reçu d’excuses. Et personne n’a rien su. Et les parents ne demanderont pas à être reçus, mieux vaut se faire discrets, soumis, pour ne pas créer d’ennuis…

Et la France a de la chance, parce que dans le cœur de cette petite fille et de sa famille, il n’y aura pas de rancœur, pas de haine. Juste une tristesse. Ça ne fera pas de mal à la France, la tristesse de quelques-uns qui comptent pour si peu. La colère et le ressentiment, oui, ça en fait des dégâts ! Des dégâts qu’on connait bien, que l’on redoute, ceux au nom de quoi cette chasse à l’abaya a été lancée, d’ailleurs…

Alors quand on est enseignant ou enseignante, en ces premiers jours de septembre, il est plus simple de se taire que de raconter. Il est plus raisonnable de se taire que de se révolter.

Et on entre, en ce début d’année scolaire, dans une forme de résistance passive face à la violence des injonctions contradictoires et contreproductives de l’institution scolaire. Ce n’est pas de la mauvaise volonté ni de la provocation, encore moins du laisser-aller ou de la dépression ! C’est tout simplement devenu une nécessité pour continuer à exercer ce métier avec l’indispensable disponibilité qu’il exige.

Une enseignante de français langue seconde en collège