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Corps sous contraintes
Le corps, son apparence et ses mouvements sont soumis de façon constante au jugement critique de la société, régulièrement assorti de discours moralisateurs et relayés par les médias. D’un côté, il est idéalisé lorsqu’il répond aux critères de beauté et de santé du moment ; de l’autre, il doit se plier à certains dictats culturels et politiques.
Cette mise sous contraintes du corps s’observe dans de nombreuses sphères sociétales, comme la famille ou les communautés, mais également au sein de structures institutionnelles, notamment l’école. Elle constitue un élément majeur de ce que la sociologie dénomme le gouvernement des corps. Ce concept, pensé par le philosophe Michel Foucault, conçoit le corps comme un lieu de régulation, de surveillance et de contrôle. Comment personnel éducatif et élèves perçoivent-ils ces contraintes en contexte scolaire ?
L’adoption d’une forme scolaire du vêtement se traduit chez les élèves par l’envie ou la nécessité de ne pas se faire repérer, d’éviter les regards, mais surtout les remarques, qu’elles soient négatives ou positives. Le corps, lui, s’efface au profit des apprentissages selon une enquête menée par Camille Lavoipierre1, doctorante en sociologie.
À l’inverse, les élèves, filles ou garçons, arborant une tenue jugée trop provocante (un débardeur), trop négligée (un pantalon descendu), ou irrespectueuse (un couvre-chef) sont considérés comme rejetant les normes et les règles inscrites dans les règlements intérieurs (propres à chaque établissement).
Néanmoins, les arbitrages en matière de pratiques vestimentaires des élèves questionnent les représentations de la communauté éducative. En particulier, les analyses sociologiques ont mis en évidence la prégnance d’un mode de contrôle du corps féminin, symbolique ou physique (tenues, motricités, comportements, etc.) qui se traduit en contexte scolaire par l’interdiction d’arborer des vêtements qui mettent en valeur ou dévoilent certaines parties du corps pour des raisons de sécurité2. Ainsi, les jeunes filles, lorsqu’elles s’habillent, devraient tenir compte des « pulsions » masculines et anticiper d’éventuelles réactions de la part des garçons pour éviter d’être à l’origine de perturbations dont elles porteraient la responsabilité3.
Afin de se conformer aux exigences de l’ordre scolaire, l’élève doit adopter des postures corporelles et comportementales reflétant son acceptation des règles : arrimé à sa table, immobile, le corps redressé, il ou elle ne peut s’exprimer oralement ni physiquement sans permission. La maitrise de son corps est une contrainte nécessaire au bon déroulement des apprentissages.
D’autres régulations subies sont à l’œuvre, comme la socialisation différenciée selon le sexe, qui débute pendant l’enfance dans le contexte familial et se poursuit à l’école. Selon la sociologue Isabelle Boni-Legoff, il s’agit du « façonnage de modèles corporels et de l’orientation des pratiques enfantines ». Les enfants assimilent tôt les normes attendues qui correspondent à leur genre (ce que signifie être une fille ou un garçon de leur époque, de leur culture). Ce façonnage s’opère et se perpétue à l’insu des personnes selon le phénomène dit d’incorporation – mécanisme par lequel le corps physique acquiert des caractéristiques corporelles, morphologiques et gestuelles propres à un âge, un sexe, une culture et une classe sociale4.
À partir d’indices physiques et posturaux, le personnel éducatif catégorise les élèves de manière différenciée en fonction de leur degré de conformité aux postures corporelles attendues dans un cadre scolaire. Les postures anticonformistes de certains élèves amènent les enseignantes et les enseignants à se questionner sur ce qu’ils jugent acceptable ou au contraire réprimandable : s’agit-il des signes de décrochage scolaire, de souffrances psychologiques, ou du rejet volontaire et assumé des règles de l’établissement ?
Des recherches sur les difficultés scolaires d’élèves issus de milieux populaires soulignent que les comportements de ces élèves, et particulièrement certaines attitudes (insolence, impolitesse, grossièreté, indignité, etc.), sont de toute façon considérés comme un marqueur d’inadaptation et interprétés comme un signe potentiel de déviance et de non-éducabilité.
À partir de ces constats, une réflexion sur les représentations, les doxas et les contraintes qui pèsent sur le corps en général et sur celui des élèves en particulier serait à mener.
Marie Gaussel, « Que fait le corps à l’école ? », Dossier de veille de l’IFÉ n° 126, ENS de Lyon, novembre 2018, https://ife.ens-lyon.fr/portail-de-ressources/que-fait-le-corps-lecole.
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Notes
- Camille Lavoipierre, « “Forme scolaire” du vêtement et contrôle différencié des corps au lycée », Genre Éducation Formation, n° 7, 2023.
- Marie Gaussel, « Le sexe, le genre et l’égalité (à l’école) », Dossier de veille de l’IFÉ n° 140, ENS de Lyon, 2022.
- Patricia Mercader, Annie Lechenet, Jean-Pierre Durif-Varembont, Marie-Carmen Garcia, Fanny Lignon, Pratiques genrées et violences entre pairs, rapport de recherche, ANR, 2014.
- Guillaume Vallet, « Corps et socialisation », Idées économiques et sociales n° 158(4), 2009, p. 53‑63.