Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Comment faire du lycée un lieu vivant ?

Quel est ce lieu, le lycée, où vont et viennent des centaines d’individus mais que personne n’habite vraiment ? Comment en faire un lieu de vie pour les élèves comme pour les éducateurs ? Réflexions à partir de l’expérience du lycée Germaine-Tillion du Bourget (Seine-Saint-Denis), en complément du minidossier publié dans notre n° 578 de juin 2022.

Au fur et à mesure de mes années d’enseignement, tout en aimant beaucoup être au lycée, se formulait pour moi une intuition forte, qui était source de tristesse : le lycée est un « non-lieu ». C’est le lieu de personne, un lieu qui ne représente l’univers culturel, ou la vie, de personne. Peut-être est-ce plus prégnant dans un lycée de Seine-Saint-Denis, où se croisent un très grand nombre de cultures et de parcours, et où les profs ne vivent pas du tout les mêmes réalités que leurs élèves, ou encore ne partagent pas le même espace géographique. Mais dans tous les cas, le lycée est un espace neutre : bâtiments fonctionnels, devoir de neutralité, de laïcité. Chacun garde pour soi les éléments de son intimité, voire de son identité. Personne n’est appelé à « habiter » le lycée. C’est un lieu où les élèves passent, mais ne demeurent pas. Un lieu qui ne serait donc pas vivant. Ne parle-t-on pas de « sanctuarisation » de l’école française ?

Cependant, le temps passé au lycée représente tout de même l’occupation principale des élèves. Si ce n’est pas leur « vraie vie », alors ils passent beaucoup de temps à ne pas vivre leur vie ! C’est aussi le vrai lieu de notre socialisation, de la construction de ce que nous sommes comme citoyens, c’est également un lieu de rencontres, de transmission de valeurs. C’est le lieu par lequel tous les jeunes Français passent (si l’on généralise à l’école en général).

Alors, comment faire du lycée un lieu d’incarnation ? Comment en faire un espace créant un troisième terme entre la vie des professeurs et la vie des élèves ? « Entre » ne voudrait pas dire « hors », mais partie prenante de la vie.

Reformuler les règles du jeu

Je me suis rendu compte que pour que le lycée soit un lieu de vie, il faut que l’on puisse se sentir habiter cet espace : à travers les liens créés, l’impact potentiel que nous avons sur le lieu, l’autonomie développée par chacun à l’intérieur de ces liens. Si nous pouvons transformer l’espace dans lequel nous évoluons, il n’est plus un sanctuaire mais un espace habitable et habité.

Le projet d’établissement de Germaine-Tillion et les dispositifs mis en place ont cet objectif. Ces dispositifs peuvent notamment aider les élèves du point de vue de la méthodologie, de l’organisation du travail, ou avoir pour but de leur faire découvrir des activités interdisciplinaires.

D’abord, lorsque l’on accepte qu’il faille expliciter tous les attendus scolaires aux élèves, on sort du jeu de rôles dans lequel chacun sait ce qu’il est censé faire : on accepte que le lycée dépasse les contours du jeu de rôle, ou alors que le jeu n’a rien d’évident. En reformulant les règles du jeu, on se donne la chance de créer des liens hors-jeu. Alors on n’est pas uniquement dans un jeu (artificiel) mais dans la vie.

Ensuite, certains dispositifs créent des pas de côté par rapport aux cours et aux attendus scolaires : ils permettent de s’emparer différemment du lycée. La cour de récréation peut aussi être un potager, une salle de classe peut devenir une scène de théâtre, le prof de SES (sciences économiques et sociales) peut devenir candidat aux élections présidentielles : l’espace des possibles s’ouvre, les lieux (et les identités ?) sont métamorphosables. C’est aussi la chance de voir se nouer un lien vivant entre les différents acteurs, créé par l’expérience partagée.

Enfin, les spécificités propres à notre établissement, son territoire et son projet, notamment sa petite échelle font passer l’action par les acteurs plutôt qu’uniquement par des logiques systémiques.

Habiter l’établissement

Côté profs, se pose alors la question suivante : comment chacun peut-il s’emparer personnellement des structures et des formes préexistantes qui constituent ce projet d’établissement pour l’habiter ? Finalement, c’est la même question que lorsque nous sommes face aux élèves, pendant nos cours : l’idée que nous avons, qui nous rend acteurs, une fois que nous la transmettons, peut rester lettre morte ou être graine féconde.

Ainsi, il y a de nombreux dispositifs qui existent à Germaine Tillion, et de nombreux professeurs qui se sont investis pour créer des contenus de cours « clé en main » afin de faciliter la tâche de tous, anciens ou nouveaux professeurs. Ces contenus sont un appui nécessaire mais peuvent se transformer en forme dénuée de sens s’ils sont employés sans discernement du moment de l’année, de la disposition des élèves face à nous, ou pour se « débarrasser » du dispositif qui n’est pas la spécialité disciplinaire du professeur concerné.

On en revient à la question de l’incarnation : certaines structures la favorisent de toute évidence, mais c’est aussi une responsabilité individuelle en tant qu’enseignant. Il me semble qu’on ne peut rien donner en le détachant de soi et de qui l’on est, contrairement à ce que nous avons vu pendant le covid à travers des formes de cours numériques. En ce sens, il me semble que nous ne pouvons pas être neutres, et cela n’est pas non plus souhaitable.

Ce qui fait du lycée un lieu de vie est aussi une atmosphère, une culture vivante qui passe par une multitude de mises en place qui semblent avoir ce but sous-jacent. Mais il appartient à chacun de se rendre présent aux propositions données : en les réinvestissant à sa manière, ou même en en créant d’autres, si minimes soient-elles. Cette nouvelle intuition est source de joie ! Ne pourrait-on pas dire alors de ces formes préexistantes ce que dit Albert Camus des mythes : ils « n’ont pas de vie par eux eux-mêmes. Ils attendant que nous les incarnions. »

Marie Gué
Enseignante de français

À lire sur notre site :

Sommes-nous solides, sommes-nous fragiles ? par Nathalie Broux

Pour sortir de la logique d’évaluation de l’innovation par la recherche, par Xavier Pons

L’envol du lycée de la vie devant soi, par Nathalie Broux


Un minidossier sur le lycée Germaine-Tillion est paru dans le n° 578 des Cahiers pédagogiques, en vente sur notre librairie :

 

Écrire pour être lu

Coordonné par Ben Aïda et Jean-Michel Zakhartchouk
Ce dossier s’inscrit dans une réflexion critique menée sur les « fondamentaux » à l’école énoncés dans les discours injonctifs (« lire, écrire, compter, respecter autrui »). Il s’agit de s’interroger à la fois sur le sens à donner à l’écriture des élèves (qu’écrivent-ils, pourquoi, pour qui ?) et sur l’apprentissage du geste.