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Changer l’école ou changer de politique éducative ?

L’imaginaire social à propos de l’école est profondément conservateur.
Il entretient la nostalgie d’une école d’autrefois (enfants obéissants, valeurs de la troisième République et respect du savoir), où les enfants travailleurs et soumis ne commettaient pas de fautes d’orthographe et pouvaient réciter les tables de multiplications par cœur, où le maître faisait preuve d’une autorité paternaliste (sévère mais juste), école un peu « tristounette » mais supposée sécurisante. Tout changement dans les programmes, l’organisation des études ou dans les méthodes soulève une levée de bouclier au nom de la défense du Savoir. Le succès des films et des émissions mettant en scène l’école « du bon vieux temps », avec blouses grises, maître vieillot mais bienveillant, ou pire, l’école des brimades, de la discipline scrogneugneu qui vous forge le caractère témoigne de cette nostalgie. Un ministre peut, sans rire, préconiser le retour à la bonne vieille méthode Boscher, fin du fin selon lui, de l’apprentissage de la lecture et trouver un écho favorable dans l’élite intellectuelle. Plus grave, des pédagogies vieilles d’un siècle, novatrices en leur temps, mais répondant à des besoins sociaux historiquement dépassés, restent la référence en matière d’innovation tandis que la différenciation pédagogique peine à s’imposer. Elle donne lieu à des euphémismes curieux (pédagogie diversifiée, pédagogie individualisée, etc.) dont le seul intérêt est d’en gommer l’enjeu politique en déplaçant le noyau problématique d’une analyse de l’école fondée sur la considération de l’inégalité des rapports au savoir vers une conception libérale en termes « d’égalité des chances », ce vieux serpent de mer ressurgi à point nommé pour masquer la paupérisation intellectuelle d’une part importante de la population : on vous a donné votre chance, vous ne l’avez pas saisie, tant pis pour vous.

La modernisation de l’école se réduit souvent à la mise à disposition de nouveaux matériels (audiovisuels, informatiques, les ordinateurs sont réputés plus « motivants » pour les élèves) supposés résoudre des problèmes bien avant que ceux-ci aient été véritablement identifiés et les intentions pédagogiques clairement précisées. D’où un sous-emploi chronique, des déceptions prévisibles et la culpabilisation des « attardés » technophobes. La comparaison avec d’autres pays, ne lève pas les contradictions dans lesquelles s’empêtre l’opinion. Périodiquement, la France est déclarée « en retard ». On ne sait guère par rapport à quels critères le retard est apprécié puisqu’il peut exister aussi bien par rapport à des pays pratiquant une forme avancée de différenciation (pays baltes) que par rapport à des pays à pédagogie autoritaire et exclusivement transmissive (Corée, Japon notamment). L’opinion s’émeut puis se désintéresse, mais entre temps l’idée qu’il faut changer l’école a fait quelques nouveaux adeptes.

Cet imaginaire, puissamment structurant pour les choix politiques (de droite comme de gauche à quelques exceptions près) contribue à faire oublier que l’institution n’a cessé de répondre aux injonctions de réformes qui se succèdent à un rythme accéléré, chaque ministre, chaque parti politique, affichant sans complexe son ambition de changer enfin l’école. La revendication de changement est donc profondément paradoxale. En réalité, le conservatisme de la demande éducative (toutes classes confondues), la nostalgie pour des temps pédagogiques révolus, mais nécessairement idylliques, non seulement s’accommodent de la volonté de réforme, mais lui donnent une vraisemblance.

État contrasté des pratiques et de l’organisation scolaire : l’école est-elle unique ?

Pourtant, une analyse attentive des réformes permet de faire d’intéressantes constatations :
– le caractère cyclique de certaines mesures (les dispositifs d’aide, par exemple, dont la récurrence depuis 1977 et les circulaires sur le soutien est l’un des caractères principaux),
– l’oscillation entre plusieurs logiques (c’est le cas, par exemple, de la politique de scolarisation des élèves présentant, pour des raisons variées, un trouble du développement qui oscille entre le « tout intégration », l’intégration limitée avec un soutien spécialisé, la mise en place de dispositifs spécifiques),
– des continuités qui dépassent les alternances politiques (la démocratisation de l’accès à l’enseignement de second degré et le prolongement de la scolarité obligatoire, politique inaugurée par un ministre de droite et assumée, bon gré mal gré, jusqu’en 2005 par tous ses successeurs).

La complexité de ces évolutions est, pour une part, à l’origine d’une profonde méconnaissance des réalités diverses de l’école. La France, si fière de son « école républicaine », débat doctement d’une école imaginaire où l’on apprendrait encore à lire à l’aide d’une méthode dite « globale », où les panneaux indicateurs dans les villes indiquent le CES, où la voie générale reste la formation de référence dans les lycées alors que la voie technologique n’a cessé d’accroître ses effectifs, où les universités sont encore appelées par le public des « facultés »… Or, l’état de l’école est infiniment contrasté : quand certains îlots du système résistent vaillamment (l’organisation du temps scolaire, le groupe-classe en tant qu’organisation pédagogique de référence, le redoublement, l’évaluation normative exprimée sous forme de notes etc.), d’autres en revanche (les travaux interdisciplinaires, les dispositifs d’aide à l’apprentissage, l’apprentissage de la recherche documentaire) ont contribué à implanter de nouvelles formes de travail pour les élèves et les professeurs. Mais un équilibre subtil finit par s’établir : chaque tentative de déstabilisation des noyaux durs (emplois du temps souples, différenciation des groupes d’apprentissages, projets pluridisciplinaires…) se solde par une normalisation progressive qui fait perdre ainsi une part de leur force d’innovation aux pratiques nouvelles, rabote les divergences par rapport au système ancien qui acquiert dans l’opération une sorte de légitimité puisée dans sa pérennité. En conséquence, les avancées pédagogiques sont cantonnées à la périphérie de l’organisation scolaire sur laquelle elles ont d’ailleurs des effets contradictoires : elles contribuent à sa pérennité en la rendant relativement acceptable mais elles la déstabilisent en saturant l’espace et le temps scolaire et en posant de nouveaux problèmes pratiques et en interrogeant la cohérence du système.

La volonté de réformer est-elle raisonnable ?

La notion de « résistance au changement » et son symétrique la notion de « réforme » se révèlent doublement contre-productives dans l’usage courant et en politique. Parce qu’il faut bien simplifier les choses pour communiquer, les politiques et l’opinion sous-estiment en général la valeur, la variété et la pertinence des interprétations des problèmes quotidiens sur lesquelles les professionnels de l’enseignement et de l’éducation appuient leur travail. La formation (initiale et surtout continue) est souvent victime de la même illusion car elle a été mise au service d’une politique de changement qui lui a fait très souvent manquer sa cible.

La notion de « résistance au changement », appliquée aux personnels de l’éducation, est polluée par des intuitions de la psychologie populaire qui méconnaît les déterminismes sociaux. La société adresse globalement une demande très conservatrice au système éducatif :
– de nombreux intellectuels donnent gravement des leçons aux « petits profs » de base, leur expliquant comment on forme une élite (républicaine si possible) en revenant aux bonnes pratiques qui les ont propulsés là où ils sont,
– les classes moyennes sont dans l’ensemble soucieuses de défendre leurs avantages chèrement acquis,
– les classes populaires, en grande majorité, ont intériorisé les valeurs du système qui justement les pénalise (« Les études, ce n’est pas pour moi », « Je veux aller travailler, j’en ai assez de l’école », etc.).
Autant de raisons au fait que les initiatives réellement novatrices n’ont que rarement soulevé l’enthousiasme des bénéficiaires, parents, enfants,… et donc des politiques dépendants de l’opinion. Les mouvements pédagogiques en savent quelque chose. Sur le plan psychologique, la notion est surtout néfaste parce que culpabilisante et, paradoxalement, source d’immobilisme. Elle provoque de façon presque automatique des défenses chez les professionnels, notamment chez les enseignants aux avant-postes de toutes les réformes.

La volonté de « réformer » produit plus de dégâts qu’elle n’engendre de progrès car les logiques pratiques ne sont pas absurdes. Elles réalisent des compromis stables entre les ressources et les contraintes, telles que les sujets les perçoivent. Mais surtout, de façon parfaitement légitime, et la plupart du temps à l’insu des acteurs eux-mêmes, les actions ne coïncident pas toujours aux intentions affichées. Les acteurs du système ne maîtrisent jamais la totalité des paramètres des situations car de nombreux facteurs influent sur leurs actions sans qu’ils en aient conscience. L’opinion publique en particulier interfère dans la définition des actions éducatives légitimes et la hiérarchisation des choix pédagogiques. Or l’opinion, bien que traversée par des courants dominants, n’est pas homogène. Dans les sociétés démocratiques, sa polarisation autour d’idéologies concurrentes, ne permet pas aux « professionnels de l’humain » (soins, santé, éducation, social) de s’appuyer sur un consensus suffisant pour valider leurs actions au quotidien. C’est pourquoi le changement ne se décrète pas. En méconnaissant les logiques pratiques et les systèmes d’influence, le changement décrété en modifie arbitrairement (aux yeux des acteurs) les règles du jeu, provoque la crainte, introduit une incertitude, fait émerger de nouveaux problèmes pour lesquels ils n’ont pas de solutions déjà là. La prétention à réformer n’est jamais que l’affirmation d’un rapport de force temporaire, ce que les enseignants expriment assez bien lorsqu’ils disent attendre le prochain ministre avant de s’investir dans la mise en œuvre d’une réforme.

Analyser plutôt que prescrire ; mettre en place les règles du jeu plutôt qu’imposer des solutions

Sortir la pédagogie du piège de la norme prescrite
L’enseignement est encore pris dans une contradiction entre deux traditions : celle qui affirme que l’enseignement est un « art » et celle qui, au contraire, préconise une « rationalisation » des pratiques sur des bases scientifiques (prétention largement portée par les didacticiens). Piège s’il en est car les deux points de vue se rejoignent, de fait, dans la négation de la spécificité de l’action pédagogique qui requiert à la fois des outils d’analyse et des savoir-faire indissolublement liés dans une activité que Michael Huberman qualifiait de « clinique », en tension entre la singularité de chaque action et l’universalité des fonctionnements psychiques et sociaux. Pour comprendre les pratiques et avoir quelque chance d’accompagner leurs évolutions, il faut cesser de considérer la pédagogie comme une activité à part mais plutôt comme un ensemble d’actions susceptibles d’être analysées à l’aide des mêmes concepts que les autres activités professionnelles. Il s’agit d’identifier les raisons pratiques à l’œuvre non seulement chez les professionnels de l’éducation et de l’enseignement, mais aussi chez les élèves (cf. le « métier » d’élève analysé par Philippe Perrenoud), leurs interactions et d’évaluer les marges de progression possibles. Il est en effet impossible d’envisager une évolution du travail enseignant sans penser en même temps l’évolution du travail des élèves. Cette approche est largement portée par un courant très productif des sciences de l’éducation qui se structure autour des théories de l’action et utilise des méthodes proches de celles qui sont en usage en psychologie/sociologie du travail. Ce courant, très divers pas toujours cohérent, porte l’espoir que la pédagogie soit enfin reconnue pour ce qu’elle est vraiment c’est-à-dire, ni plus ni moins que l’ensemble des pratiques effectivement en usage pour enseigner, en réponse aux exigences des tâches (missions, contexte, moyens) définies par l’institution. L’enjeu est de sortir la pédagogie des contradictions où l’enferment des projections des pédagogues idéalistes et normatifs.

Ne pas surestimer le libre-arbitre des acteurs
C’est une illusion partagée. Or les choix pratiques ne sont pas totalement maîtrisés (ce qui n’entraîne pas nécessairement leur inadéquation). Ils apparaissent souvent à travers l’évidence du « ce qui se fait » en relation avec la culture professionnelle. Ils ne sont pas spontanément perçus comme des possibles parmi d’autres possibles (comparé à ce qui aurait pu être, à ce qui a été inhibé, à ce qu’on avait l’intention de faire mais que l’on n’a pas fait, à ce que d’autres auraient fait…). Bourdieu rappelait que les logiques pratiques sont des logiques « pauvres » car elles doivent faire face à des contraintes très complexes, notamment en raison du déroulement temporel de l’action : imprévisibilité de certains enchaînements, impossibilité de délibérer dans de nombreuses situations etc. Pris dans des contraintes étroites, le professionnel ne peut pas prendre en considération spontanément des possibles non actualisés.

Contrairement à un postulat implicite, dominant dans la formation, la théorie ne précède ni ne conteste la pratique
La pratique secrète sa propre théorie. Celle-ci se présente sous des formes très différentes des théories savantes. Elle obéit à d’autres règles et à d’autres critères. Jamais un concept, aussi utile soit-il, ne produira un remaniement des pratiques, s’il ne s’articule pas avec une problématique (une façon de lier intentions, concepts pratiques et modes d’action) prédéfinie par le sujet lui-même. D’où l’impuissance des formations de type transmissif à transformer les pratiques et la nécessité de développer des formations de type « interactif – réflexif » (selon la terminologie de Lise Demailly) où les acteurs développent leurs propres analyses des problèmes et se mobilisent pour en définir les solutions. D’où également le développement rapide des pratiques d’accompagnement des professionnels sur les lieux de travail (qui s’appuient sur la reconnaissance de l’apprentissage par l’expérience), des analyses des pratiques (dont le point fort est de favoriser la prise de conscience individuelle par la comparaison sociale dans un groupe de pairs), le besoin de développer des formes de recherche en prise sur la réalité quotidienne du travail.

Des modèles concurrents pour penser les ajustements sociaux dans un contexte démocratique

Aucun individu n’est totalement libre ni totalement déterminé. Dans l’élaboration des réponses pratiques, l’environnement technique et humain est déterminant (cf. les travaux de L. Suchman). Avant de vouloir changer les pratiques, les politiques devraient s’interroger sur ce que l’organisation induit du fait de sa propre inertie. Les politiques éducatives sont fondées sur une conception du débat (démocratique ?) très ancienne qui convenait à des sociétés confrontées à des approches relativement peu complexes des problèmes sociétaux. Le modèle sous-jacent est celui de la négociation entre groupes d’opinions différentes. Mais ce modèle présente au moins deux graves inconvénients. En cas de désaccord, c’est la majorité numérique qui l’emporte (or on sait depuis Descartes que le nombre n’a rien à voir avec la raison). la puissance des opinions et n’a que peu de chances de les remettre en cause En raison du mode d’organisation des interactions entre les membres du corps social, le modèle démocratique entérine les rapports de force sociaux qui ne sont pas nécessairement fondés sur une rationalité. Dans les débats, le « biais de la confirmation » bien connu des psychosociologues, conduit les sujets à sélectionner les informations qui confirment leurs représentations a priori. L’opinion, dans nos sociétés plus encore que dans les sociétés traditionnelles, se trouve en décalage avec de nombreux phénomènes à traiter en raison de leur extrême complexité. En matière d’éducation, de multiples exemples récents (dont la question de l’apprentissage de la lecture) montrent que l’opinion est mal informée, et plus encore, qu’elle n’est pas en situation de traiter l’information pertinente quand elle en dispose. La pression conformiste interdit de prendre en compte les nouveautés : crainte de se singulariser, jugements de « vraisemblance », polarisation de l’opinion en fonction d’autres critères (l’appartenance politique par exemple).

Comme le souligne Castoriadis, il faut placer ses espoirs dans la capacité des sociétés démocratiques à mettre en place des régulations telles que les erreurs de la majorité puissent être rectifiées.

Nous savons depuis longtemps que les sociétés sont, dans une certaine mesure, spontanément capables d’adaptation mais aussi qu’elles peuvent mourir faute de savoir faire les ajustements nécessaires ou d’avoir trop persévéré dans des solutions dangereuses. Ces ajustements passent par des apprentissages individuels qui ne sont pensables que dans une évolution globale du système social. Autrement dit, la supposée résistance au changement n’est que l’expression de la stabilité du système social dans son entier malgré ses craquements divers. Toutes les adaptations n’ont pas le même sens et ne requièrent pas les mêmes conditions. À un niveau très élémentaire, une société de fourmis ajuste les comportements collectifs aux changements survenus dans son environnement. Ces ajustements collectifs passent par des ajustements des comportements des individus qui sont, par exemple, susceptibles de changer de fonction. On suppose que leurs programmes génétiques incluent une certaine plasticité de la conduite. Cette plasticité correspond en fait à leur capacité d’apprentissage. Mais les apprentissages collectifs humains sont possibles à d’autres niveaux.

Ils peuvent résulter du simple partage d’expériences (cf. les communautés de pratiques d’Étienne C. Wenger). Les technologies de l’information avec les mises en réseau qu’elles rendent possibles, peuvent contribuer à stimuler la créativité, à condition que se constituent des dynamiques d’échanges telles que se produisent des reformulations, des modifications des représentations, des coopérations sur des sujets communs et que l’implicite soit dépisté et pensé… Mais là encore rien de magique : les communautés informelles qui se constituent dans les réseaux présentent les mêmes dérives que les communautés formelles : le conformisme, le silence des minoritaires, les effets de la vraisemblance etc. Il n’existe pas d’intelligence collective spontanée. Wikipédia est, de ce point de vue, une expérience pleine d’enseignements. Elle repose sur la croyance, non vérifiée à ce jour, qu’il existe des processus collectifs d’auto-organisation permettant de rectifier les erreurs en continu. Or des événements récents, ont montré que les réseaux sont au contraire très vulnérables à des attaques délibérées. Le risque est non seulement de faire perdurer des solutions dépassées (en raison du biais de la confirmation), mais aussi d’offrir un terrain privilégié à la diffusion d’opinions dangereuses. Les communautés scientifiques, les cercles d’innovation organisent la coopération et se dotent de règles pour maintenir un équilibre entre la dynamique de l’échange et le contrôle. Pas de créativité sans règles.

Chris Argyris (théoricien de l’apprentissage organisationnel) estime qu’il existe deux niveaux d’ajustements (ou d’apprentissage). Le premier consiste à corriger un écart entre l’intention affichée et le résultat obtenu. Il s’agit alors de rectifier l’action à partir de données recueillies par l’observation. C’est ce type d’ajustements qu’entraîne le fonctionnement par projet et la mise en œuvre d’observatoires et de systèmes de contrôle (cf. les projets d’établissement). Mais ces ajustements ne sont pas toujours suffisants. Il est parfois nécessaire de changer, non seulement l’action, mais aussi sa conception (son « programme »). Ce type de changement requiert plus qu’un simple ajustement. Il suppose une analyse réflexive partagée et une réorganisation complète des façons de faire. Ce type d’évolution ne peut se faire sans un puissant accompagnement – par une forme particulière de recherche notamment – et un détour réflexif qui permet aux professionnels de caractériser leurs concepts pratiques (cf. « le praticien réflexif » de D. Schön).

Quelle que soit la théorie de référence choisie pour penser le changement, aucun ajustement ne peut avoir lieu si les conditions adéquates ne sont pas réunies. Une telle constatation entraîne nécessairement une nouvelle conception des politiques éducatives. Jusqu’ici elles ont consisté, pour l’essentiel et avec un certain succès, à imposer des préconisations pratiques. Mais en raison de la complexité et de la variété des problèmes posés désormais par l’éducation, le politique se trouve confronté à un dilemme : continuer à prescrire en sachant que les logiques pratiques conduiront les acteurs « à résister », laisser faire en donnant les apparences de la maîtrise et en espérant qu’un principe immanent parviendra à réguler le système. Les politiques actuelles en matière d’éducation présentent une combinaison de ces deux attitudes, dont on peut craindre qu’elles soient l’une et l’autre intenables.

Vers une transformation du « politique » en matière d’éducation : quatre pistes

1. Une véritable politique éducative devrait nécessairement porter sur les conditions de l’émergence des ajustements collectifs. L’organisation pédagogique des établissements est un élément clé pour l’évolution des pratiques d’enseignement. Les travaux d’Yves Dutercq sont à cet égard intéressants. Il montre que les lieux de production des normes et l’émergence des instances de contrôle deviennent multiples dans la plupart des pays européens. L’action publique suppose donc une pluralité de lieux de régulations (régulations intermédiaires) et la sortie d’une logique de pilotage par une seule autorité. Par ailleurs, des études américaines ont montré que, si la décentralisation modifie les structures, elle ne conduit pas à un changement dans les pratiques pédagogiques et que les modèles d’autonomie scolaire qui privilégient la pédagogie et les enseignants sont les plus efficaces. C’est donc bien dans l’émergence de niveaux intermédiaires d’initiative et la centration sur les pratiques (d’enseignement et d’apprentissage) en relation avec les situations dans lesquelles elles se déroulent que réside la clé la plus probable d’une évolution du système éducatif et non pas dans une volonté de réforme exprimée à un niveau central.

2. Le rôle de l’État se trouverait ainsi profondément transformé. Plutôt que de réformer les structures et de définir les solutions pratiques par voie de circulaire, il aurait pour rôle de « réguler les régulations », c’est-à-dire de produire des règles du jeu des instances de régulation intermédiaires et de définir leurs domaines d’intervention. Mais cette logique peut être aussi celle du néo-capitalisme. Il s’agit donc aussi pour l’État de définir les orientations nationales, de contrôler la cohérence des actions entreprises avec ces orientations et d’organiser des instances indépendantes capables de retourner aux acteurs et aux citoyens en général une image la plus fiable possible de l’ensemble des actions locales (cf. par exemple le rôle du Conseil Supérieur de l’Éducation au Québec).

Des exemples récents montrent notre incapacité à anticiper sur les crises et une faiblesse certaine dans leur gestion. Les institutions éducatives sont mal armées pour gérer les crises à la fois en termes organisationnels (les structures qui gèrent le quotidien ont du mal à prendre la mesure des crises) et en termes de mobilisation des connaissances (il existe peu de mémoire collective des crises, les outils d’analyse sont peu connus…). Cette prise en charge incertaine laisse une large place aux groupes de pression et aux leaders d’opinion qui ne rendent de comptes qu’à eux-mêmes. Le travail d’expertise est certainement une fonction importante dans les ajustements du système. Actuellement, il est confus, peu circonstancié, les méthodologies sont incertaines, les experts eux-mêmes ne justifient jamais leur expertise, un peu comme si elle allait de soi. De plus en plus, la notoriété tient lieu d’expertise. Le ministère et les médias définissent leur « réservoir » d’experts en toute opacité. Un bon usage de l’expertise en politique devrait sortir de la manie du secret et en rendant publiques les raisons et les marges de choix lors des arbitrages nationaux. Une politique éducative efficace devrait prévoir des modes de traitement des crises.

Actuellement deux modes de traitement des crises fonctionnent :
– la réduction de la crise, qui va de sa négation à la négociation pour faire émerger un consensus partiel et ponctuel ; un consensus établi dans de telles conditions a peu de chance de produire des solutions durables, compte tenu du fait qu’elles ont été conçues dans l’urgence et souvent avec une vision très incomplète des problèmes, (ce qui conduit par exemple à penser crise des banlieues et grèves contre le CPE comme deux problèmes à part, l’un relevant de la sécurité des personnes et des biens, l’autre de l’économie et de l’emploi),
– la sanction, la crise étant alors assimilée à une faute ou au moins à une erreur (résultat d’un processus), pratiquement jamais comme le symptôme d’un problème à résoudre (conditions d’émergence d’un nouveau processus).
Pourtant les crises scolaires et universitaires, d’ampleurs différentes se succèdent, se ritualisent et présentent des cycles semblables (grèves récurrentes des lycéens notamment). Elles devraient être interprétées comme des signes plutôt que comme de simples faits conduisant à des réponses de circonstance.

3. Organiser l’analyse réflexive, l’exploration des possibles en provoquant des interactions plus intenses et plus continues entre le monde des chercheurs et celui des praticiens. Malheureusement, il est rare que les chercheurs gagnent leurs galons universitaires dans le travail sur des solutions pratiques. Malheureusement aussi, les langages ne rapprochent pas deux mondes qui ne se rencontrent guère que sur le terrain de la formation où l’asymétrie est grande entre ceux qui sont supposés savoir et ceux qui sont supposés apprendre. Parmi les règles à inventer, il en existe certainement qui concerneraient la coopération entre la recherche et les établissements, les moyens de développer des formes de recherche authentiques plus compatibles avec les préoccupations des praticiens. Il me semble me souvenir que c’était l’une des missions de l’INRP que d’organiser cette coopération…

4. L’une des marottes de l’état républicain en ce début de siècle est d’organiser des « débats ». Ils se déroulent, quand ils ont effectivement lieu, dans la plus grande méfiance, idéologie contre idéologie, les conclusions se perdant dans des compromis incertains tels que les participants ne parviennent pas à s’y reconnaître. Des groupes bien placés socialement exercent des pressions considérables pour infléchir telle ou telle conclusion qui leur déplaît. De plus, très logiquement, chaque citoyen ne connaît du débat que ce qui correspond à son expérience à partir de laquelle il juge des résultats. La mode des débats et des multiples rapports — dont il ne faut pourtant pas nier l’intérêt — engendre frustration et scepticisme. Pourtant, l’éducation est l’un des rares domaines de la vie publique où les citoyens sont invités périodiquement à donner leur avis. Il n’en va pas de même des questions environnementales, de santé, d’économie, domaines soigneusement réservés où l’opinion peut tout au plus espérer obtenir une information non truquée. Quant à exprimer un avis autrement que par une pétition ou une « désobéissance civique », il n’en est guère question.

Je me permets de formuler trois questions qui paraîtront naïves. Quelles règles instituer pour :
– diffuser une information suffisamment fiable sur les questions éducatives ?
– éviter le contrôle de cette information par un groupe de politiques, d’experts, de professionnels, ou tout simplement de citoyens désireux d’imposer une idéologie (secte par exemple) ?
– organiser une réflexion en continu sans risque de lasser le public, en prenant suffisamment de distance avec l’urgence des situations quotidiennes ?

Dans le cadre de ce modeste article, il n’est pas question de tenter répondre à ces questions car, d’évidence, elles dépassent le fonctionnement de l’école. Le problème auquel nous sommes confrontés, et qu’il devient urgent de traiter, n’est pas, me semble-t-il, celui du changement (car il existe), mais bien celui de sa maîtrise, de son sens (orientations) et de ses significations (liens avec une forme de la réalité). Les sociétés dites « démocratiques » peinent à réinventer leurs institutions face à la prise de conscience progressive de la complexité des problèmes à résoudre. Le sens nous est imposé par les discours dominants, contradictoires, confus, compassionnels. Ils se présentent sans alternative, avancent masqués sans fournir de critères de validité, dénoncent sans précaution un passé qu’il devient impossible d’assumer sans mauvaise conscience. Or, si la démocratie a un sens, c’est bien dans la possibilité de penser des alternatives (économiques, sociales, éducatives…) et dans la réconciliation de l’école avec son histoire, préalable indispensable à la compréhension du présent, qu’il prend racine.

Françoise Clerc, Professeur en sciences de l’éducation, Université Lyon II.