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Moins de quoi, plus de quoi ?

Confrontés à des élèves en grande difficulté, les enseignants sont parfois tentés par une différenciation quantitative qui risque d’être une impasse. En s’appuyant sur des acquis de la recherche, il est possible d’aborder la question autrement.

Devant les inégalités de réussite des élèves, comment envisager la différenciation lorsqu’on croit fortement au principe d’éducabilité ? Comment interpréter la résistance de trop d’élèves à toute tentative d’aide, alors même qu’ils expriment leur désir de réussir ? J’ai été très éclairée par le questionnement de Sylvie Cèbe : « Donner plus ? Mais de quoi ? À ceux qui ont le moins, mais de quoi ? Et surtout le donner comment ? »

S’extraire de la pédagogie par objectifs

Puisqu’on tricote et détricote à partir de ce que l’on a construit, mes observations d’aujourd’hui prennent appui sur mon parcours d’enseignante. Lorsque j’ai débuté ma carrière, c’est par la pédagogie par objectifs que s’organisait la différenciation. Les enseignants engagés dans cette démarche étaient les champions du découpage des tâches en multiples sous-objectifs proposant des paliers de réussite susceptibles de correspondre au niveau de chacun.

Le traitement de l’hétérogénéité s’organisait autour de deux idées : une conception linéaire de l’apprendre et une lecture des progrès directement liée à la réussite des tâches. C’était un travail fastidieux (il fallait proposer à chaque élève des outils et des supports adaptés), mais qui allait vite montrer son inefficacité, car les élèves ne sortaient pas des niveaux dans lesquels nous les avions enfermés.

Aujourd’hui, je fais le constat que l’approche de la différenciation a peu changé. La pédagogie par objectifs n’est plus au cœur de nos pratiques, mais malgré le changement de mots, de niveau en besoin, de progression linéaire en progression spiralaire, d’objectifs en compétences, etc., les enseignants continuent à offrir aux élèves en difficulté un découpage des tâches qui s’appuie sur une simplification ou un allègement, des supports et des outils différents. Moins de mots à lire, ou des mots considérés comme plus simples, des dictées plus courtes ou différentes, moins d’opérations à réaliser ou des opérations qui n’utilisent pas la bande numérique jusqu’au même nombre, des éléments en couleur, mis en relief, etc. Moins de difficulté, moins de quantité, ou « plus de » : plus d’outils, plus d’accompagnement sur et hors temps scolaire. Il me semble que les injonctions actuelles à l’individualisation ainsi qu’une différenciation structurelle qui permet de faire pression sur les enseignants (exigence de 100 % de réussite dans les CP et maintenant les CE1 à douze) enferment les enseignants dans des pratiques inefficaces.

Le cadre dans lequel j’exerce (en Rased, Réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté) m’amène chaque jour à constater que cette approche ne fonctionne pas, que les élèves continuent à être enfermés dans des niveaux qu’ils ne dépassent pas. L’école continue à apporter des réponses qui envisagent l’aide en termes de degrés et contribuent de ce fait à installer et renforcer les écarts entre les élèves. Une situation qui engendre une culpabilité réciproque (enfants et enseignants se considérant comme incompétents).

Lorsque j’accueille ces élèves qui résistent, ils témoignent de leur difficulté d’apprendre en ces termes : « J’apprends mes mots, le soir, je les sais et le lendemain, je ne les sais plus ; je suis nul en… ; je n’y arrive pas et pourtant j’écoute ; pour Untel, c’est toujours facile parce qu’il est fort. »

J’observe aussi leurs attitudes en classe qui montrent le désir de faire, de se conformer : lever le doigt comme les autres élèves mais dire « je ne sais plus ce que je voulais dire », regarder sur le voisin pour ne pas rendre une feuille blanche, demander de l’aide sans avoir le temps de lire ou chercher, remplir les espaces vides de la feuille sans savoir ce qu’on attend d’eux, etc. À travers ces mots et ces attitudes, ces enfants nous rappellent tout d’abord leur douleur de ne pas savoir faire, mais aussi leur volonté de trouver des stratégies pour se conformer et répondre à l’enseignant.

D’où vient la difficulté ?

En fait, ces enfants n’ont pas compris ce qu’être élève signifie. Leur capacité à s’adapter leur permet d’essayer de ressembler à ces élèves qu’ils regardent avec admiration parce qu’ « ils savent tout » et qu’ « ils sont trop forts » mais ne leur permet pas de repérer, derrière l’attitude visible de leurs camarades, la pensée en action. Pour trouver des réponses plus précises sur ce qui empêche ces enfants d’apprendre, je me suis appuyée sur des analyses de chercheurs en lien avec mes constats.

Ce sont des enfants qui disent que pour réussir il faut réfléchir, il faut écouter, mais qui ne mettent derrière ces mots que de l’agir (écouter ce qu’il faut faire) et s’engagent souvent dans de l’imitation. Ce qui les met en difficulté car, comme l’explique André Tricot, les enfants doivent comprendre qu’à l’école on distingue ce que l’on fait (la tâche) de pour quoi on le fait (le but). Les tâches sont des prétextes pour construire un apprentissage qui s’inscrit dans la durée. Les élèves qui ne l’ont pas compris sont pris dans un éternel recommencement, ils interprètent toute nouvelle tâche indépendamment des précédentes et se sentent submergés par l’ampleur des connaissances à acquérir. Ce sont aussi des enfants auxquels on n’a pas rendu explicite la spécificité des apprentissages scolaires, celle du regard instruit que décrit Bernard Rey, et qui semblent toujours répondre à côté de la question. Il faut donc que les enseignants fassent partager aux élèves la manière scolaire de voir les situations, deviennent des passeurs.

DE L’ECAILLE A LA LETTRE

 

Les enseignants ne sont pas toujours conscients qu’ils construisent de la différence à travers des supports qui ne sont pas expliqués. Marie-Thérèse Zerbato-Poudou1nous offre un bel exemple de cette différenciation passive lorsqu’elle présente une activité de grande section : on donne aux enfants un support sur lequel est dessiné un poisson auquel il manque des écailles. Lorsqu’elle les interroge, certains disent qu’ils dessinent les écailles du poisson, d’autres tracent des graphismes appelés « ponts », pendant que d’autres se préparent à l’écriture en reproduisant des gestes qui seront utiles pour tracer des lettres. Ainsi les enfants les plus éloignés de l’école (et peut-être bien d’autres) appréhendent mal ce que l’enseignant (l’école) veut qu’ils apprennent à travers cette activité. Pour quoi me fait-il faire ce qu’il me fait faire, quelle est la différence entre faire cette activité à la maison, au périscolaire et à l’école ? Il y a les enfants qui voient les écailles, ceux qui voient les ponts et ceux qui se demandent comment ils vont faire, quel geste sera pertinent pour obtenir le résultat attendu. C’est en cela qu’ils se préparent à l’écriture (ils s’entrainent, car en réalité cette activité n’est ni une activité de dessin, ni une activité de graphisme) et s’engagent dans l’activité scolaire avec un regard d’élève.

C’est surtout de clarification que ces élèves ont besoin : choisir l’interprétation scolaire de la tâche, afin d’identifier les connaissances à mobiliser et les procédures déjà rencontrées qu’il va falloir utiliser. Ils ont besoin de prendre conscience que la forme scolaire n’est pas la manière naturelle d’apprendre, celle qu’ils utilisent ailleurs, mais que c’est celle qu’il faut choisir.

L’individualisation souvent proposée ne fonctionne pas, pour plusieurs raisons : elle ne prend pas en compte la personne de l’enfant, qui s’est construit dans un contexte comme chacun d’entre nous, avec son histoire, ses repères, sa culture ; elle s’appuie sur une idée de l’hétérogénéité qui serait un obstacle, alors que c’est un atout, un facteur déterminant et décisif dans la construction d’une société ; elle engage l’enfant dans une relation de dépendance vis-à-vis de l’enseignant qui l’empêche de s’autonomiser, faisant de lui un apprenant passif ; elle propose des situations trop simplifiées qui ne permettent plus à l’enfant d’être confronté à des tâches complexes.

Donner plus de quoi ?

Plutôt que de penser la classe et le travail des élèves en termes de dispositifs divers et variés, la penser en termes de principes : ce que je présente à l’école est bizarre pour de nombreux enfants, donc je ne tiens rien comme allant de soi concernant les situations d’apprentissage, et je propose à tous un enseignement qui par avance explicite (au sens de ce qui se joue dans l’activité, son sens scolaire) ce qu’un certain nombre d’élèves risquent de ne pas comprendre.

Si je reprends la situation des écailles du poisson, il s’agit de prendre en compte ce que les enfants croient devoir faire à partir de cette fiche. L’entretien collectif qui précède l’activité permet d’entendre toutes les interprétations possibles afin de détecter les malentendus et replacer l’activité dans des objectifs scolaires. Ainsi la précision du geste, l’application, la nécessité de produire un résultat acceptable prennent tout leur sens scolaire. La lecture de la consigne, ensuite, ne laisse plus place à l’interprétation.

Il faut partir de l’idée que l’enfant a toujours une bonne raison pour dire ce qu’il dit. Lorsqu’en CP, dans une séance de phonologie où on demande de trouver des mots dans lesquels on entend « fr », un enfant propose le mot « cerise » ; et que, dans une autre séance autour du phonème [a], il propose « tonton », à la suite de « papa », « maman », lui faire faire plus de phonologie n’a que peu de chances de lui permettre de progresser dans cette activité métalinguistique. Si, pour certains enfants, le fait d’apprendre à lire est lié aux activités de phonologie, pour d’autres c’est loin d’être une évidence, alors ils lisent les situations scolaires à partir de ce qu’ils connaissent : un enfant a dit « fraise », je dis « cerise ». L’activité n’est pas envisagée pour ce qu’elle va permettre, mais seulement pour elle-même. L’enfant n’a pas besoin de plus de phonologie mais de compréhension : comprendre le lien entre la nécessité d’entendre ce qu’il y a dans les mots et la capacité de décoder et d’encoder un mot. Il a besoin qu’on l’aide à construire des savoirs sur la lecture et sur l’écrit.

Corinne Brisbart
Enseignante chargée de l’aide à dominante pédagogique en banlieue lyonnaise
Texte inédit

Notes
  1. ené Amigues et Marie-Thérèse Zerbato-Poudou, Comment l’enfant devient élève, Retz, 2000