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Dans ma tête et dans mon cœur

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L’auteure a une longue expérience de travail avec les enseignants des écoles. Professeure d’école normale, puis à l’IUFM (Institut universitaire de formation des maitres) de Versailles, elle est aussi connue pour ses remarquables travaux sur la lecture et l’écriture. Elle sait allier une grande compréhension des difficultés du métier avec des convictions fortes, qui  peuvent  aller à rebrousse-poil de l’opinion commune, comme elle le montre dans cet entretien.
Que répondiez-vous à la question qu’on vous posait en formation initiale : faut-il oui ou non faire apprendre par cœur?

J’avais intuitivement envie de répondre que oui, mais j’ai vainement cherché dans les manuels de psy- cho de l’époque un argumentaire sérieux pour valider cette position. Au début des années 70, on s’intéressait surtout au développement de l’intelligence, de la psychomotricité, de l’affectivité, aux stades d’évolution mais pas à la mémoire ni à l’attention. De ce fait, on remettait en cause les méthodes anciennes, avec les leçons de vocabulaire et les listes de mots à mémori- ser, ou les règles d’orthographe à réciter. On avait bien constaté que les enfants pouvaient souvent réciter par cœur de telles règles sans être capables de s’en servir au moment utile et inversement, que beaucoup réussissaient sans pouvoir réciter la règle.

Mais j’avais l’expérience de la mémoire d’éléphant qu’ont la plupart des enfants et je trouvais dommage que cette capacité ne soit plus utilisée pour mémoriser des poésies ou des chansons, mais seulement pour réciter des spots publicitaires ou les refrains des tubes (sur lesquels ils étaient intarissables).

Beaucoup d’élèves ont tout de même du mal à retenir un texte long par cœur.

Ce qui m’a aidée, ce sont des techniques que m’ont enseignées des instituteurs pour rendre la mémorisation des textes rapide et attrayante en classe. On écrit un texte au tableau (un texte qui vaut la peine d’être retenu mot à mot, donc un texte littéraire), on le lit collectivement plusieurs fois de façon à ce qu’il ne pré- sente plus de difficultés de compréhension (de lexique ou de syntaxe). Le maître demande alors à un enfant de le relire à voix haute et au fur et à mesure de sa lecture, il efface un certain nombre de mots du texte en les remplaçant par un trait de la longueur du mot. Un autre enfant relit le texte, en restituant de mémoire les mots manquant et le maître continue à effacer de nou- veaux mots. On procède ainsi jusqu’à ce que le texte ne soit plus qu’une suite de traits, où ne subsistent que quelques articles ou pronoms relatifs épars. À la fin, toute la classe lit, dit ou récite en chœur le texte entier, en ayant les yeux collés sur un tableau vide où il n’y a que les indices graphiques d’un texte absent. Les enfants adorent cet exercice spectaculaire, qui leur donne le sentiment de la puissance de leur mémoire. On peut ensuite s’appuyer dessus pour des restitutions écrites (des autodictées) qui obligent à mettre en mémoire l’orthographe des mots. Chacun choisit la longueur du texte qu’il se sent capable de restituer sans faute (cinq ou quinze lignes, avec l’obligation de faire plus la prochaine fois) et écrit à son rythme. Tous les normaliens à qui j’ai présenté l’exercice l’ont utilisé, parce qu’il est tellement gratifiant qu’il se passe d’argumentaire théorique. Et il fait bien comprendre que les textes doivent être appris en classe. À la maison, il faut seulement réviser.

Le deuxième grand avantage que je voyais au par cœur, c’est qu’il est démocratique : n’importe quel parent qui sait lire peut vérifier qu’un enfant sait sa leçon s’il peut la réciter, alors qu’il est très discriminant socialement de demander aux parents de vérifier qu’un enfant a bien compris sa leçon. Si l’enfant résume ou paraphrase le texte, comment une mère de famille juge- ra-t-elle qu’il a bien compris ou au contraire déformé le sens ou omis les informations importantes ? C’est une compétence de professionnel. Dans les années 1950- 1960, toutes les leçons des manuels se terminaient par un résumé à apprendre. Dans les années 1970, avec les fichiers et les exercices d’entraînement, il est devenu très rare que le matériel pédagogique permette de pour- suivre cette pratique. Les leçons ont été remplacées par des exercices de contrôle écrit : des opérations à effectuer et non des règles de multiplication à apprendre. Mais comment savoir si les résultats écrits dans le ca- hier de brouillon ou de devoirs à la maison ont ou non permis la mise en mémoire des règles ?

Dans la lecture, quel rôle peut jouer la mémorisation? Pouvez-vous clarifier un peu les choses dans un débat souvent brouillé et parfois théologique ? Que nous dit aussi à ce sujet l’histoire de la lecture1 sur laquelle vous avez consacré beaucoup de temps de recherches ?

Dans le cas de ces textes quasiment appris par cœur en classe, puis revus à la maison, ce qui était flagrant, c’était l’importance que prenait la voix du texte oralisé, surtout pour les élèves les plus en difficulté en lecture. À l’époque, l’urgence était la lecture silencieuse, visuelle, rapide et je constatais que contrairement aux propos répandus qui faisaient de la leçon de lecture traditionnelle un pensum, la majorité des enfants (bons et mauvais lecteurs) aimaient la lecture oralisée et semblaient en avoir besoin. Or, la mémorisation des textes passait par l’oralité, mais cela plaidait plus pour la lecture à voix haute que pour le par cœur. De fait, cette pratique maintenait la présence dans la classe d’une lecture « intensive » où on relisait plusieurs fois le même texte, à une époque privilégiant, pour de bonnes raisons, la lecture cursive de textes longs, toujours neufs, qu’il fallait à la fois découvrir et comprendre d’emblée. Mais ces deux types de lecture n’ont pas la même fonction. Je ne voyais pas pourquoi l’une devait abolir l’autre et j’ai constaté le rôle historique que cette lecture intensive a joué pour aider les lecteurs des milieux populaires à entrer dans la culture écrite. On l’a bien compris en faisant des lectures et relectures d’albums un impératif de l’école maternelle, mais on a tort de croire qu’ensuite il faut l’abandonner le plus vite possible.

Quel rôle joue la mémorisation, et notamment le par cœur, dans les premiers apprentissages selon vous ?

Je comprends mieux aujourd’hui, parce que les recherches ont mis l’accent sur ce point, que cette lecture oralisée intensive permettait d’entraîner les élèves à bien fixer des correspondances oral/écrit et donc à reconnaître les mots par cœur ensuite, c’est-à-dire à les lire directement, sans effort. La mémorisation des textes accroît le vocabulaire des enfants, leur fait engranger des tournures syntaxiques, mais leur apprend aussi à lire des mots directement, donc les prépare à une lecture visuelle, ce que je ne voyais pas du tout à l’époque. De fait, quand les enfants lisent dans un manuel de CP, il faut bien voir que la plupart des enfants redisent souvent par cœur, c’est-à-dire à l’oreille, un texte lu et relu. Il faut voir ce que ces relectures apportent en sécurité par anticipation du sens, mais aussi ce qu’elles masquent (les difficultés de déchiffrage ou de compréhension de tel ou tel). Elles aident à apprendre à lire, car elles permettent aux enfants non pas de découvrir un texte nouveau, mais de voir et de mémoriser comment l’écrit encode l’oral (le texte connu par cœur). Les chercheurs nous ont aidés à bien distinguer la mémoire de reconnaissance et la mémoire de rappel : reconnaître une image, une phrase déjà en- tendue, un mot déjà vu, c’est bien plus facile que se rappeler seul cette image, cette phrase ou ce mot, c’est- à-dire l’évoquer à volonté en son absence. La lecture s’aide beaucoup de la reconnaissance des mots, mais pour écrire (et orthographier), il faut évidemment se rappeler, pouvoir retrouver dans sa mémoire la suite des mots et l’orthographe de chacun, c’est-à-dire sa- voir par cœur. Et bien sûr, la mémoire immédiate n’est pas encore la mémoire à long terme.

Est-il vrai qu’on a délaissé abusivement le par cœur?

On a délaissé abusivement le par cœur après en avoir abusé. Il faut bien voir contre quoi ont lutté les méthodes nouvelles à partir des années 1920 : à une époque où un élève qui n’est pas capable de réciter au claquement de doigt la table de multiplication ou la règle d’accord du participe passé accumulait les zéros, il était sain que les instituteurs envisagent d’autres méthodes d’apprentissage efficaces. J’ai vu des cahiers où l’élève copiait des dizaines de fois des règles qu’il n’avait pas su réciter. Je peux vous citer le cas d’une petite fille de CE2 qui a dû copier mille fois « chrysanthème » en 1955. Mais le problème est de savoir ce qu’on appelle par cœur : si savoir par cœur, c’est réciter toute la table pour retrouver 6 x 7, on voit que ce qui vise à soulager l’effort de l’enfant devient un handicap. L’objectif est raté.

La question du par cœur couvre en fait trois problèmes distincts. Le premier, incontournable, est ce- lui des automatismes à acquérir (lire ou écrire le mot « maison » ou l’expression « qu’est-ce que » sans réfléchir, voir que dans 24, il y a 3 x 8, 6 x 4, 12+12, etc.). Le second est celui des savoirs déclaratifs à fixer, parce qu’ils constituent des références auxquelles rat- tacher d’autres savoirs jugés nécessaires par l’école (Louis XIV, appelé le Roi Soleil, a fait bâtir le château de Versailles au XVIIe siècle ; la Beauce et la Brie sont deux régions de l’Ile-de-France qui produisent du blé ; les étamines de la fleur portent le pollen). Je le crois toujours utile, mais aujourd’hui les images, les films ont totalement modifié la culture des élèves.

Le troisième est celui des textes à mémoriser pour des raisons à la fois littéraires et patrimoniales « Une fourmi de dix-huit  mètres,  Avec  un  chapeau  sur  la tête, ça n’existe pas… ». On voit bien que ce n’est pas pour les mêmes raisons, ni par les mêmes procédés qu’on apprend ces savoirs par cœur, ni à s’en servir à bon escient. Par ma formation, j’ai été très attentive à la question des textes littéraires, peut-être parce qu’ils mettent en difficulté une conception de la lecture qui considère que lire, c’est comprendre et que comprendre c’est traiter des informations et extraire les idées principales. Je n’ai rien à redire à ça pour tous les textes que je lis pour mon travail, mais essayez un peu de résumer « Les sanglots longs /des violons /de l’automne/… »

La compréhension peut-elle se passer de la répétition? Et réciproquement ?

Je sais qu’on peut répéter sans comprendre : « Ams tram gram », je n’ai pas besoin de comprendre pour répéter (et en être enchantée). Je constate aussi qu’il y a toujours dans la classe au moins un élève qui com- prend tout de suite et s’en souvient, sans qu’on ait besoin de lui répéter et qui rend pénible la lenteur des autres. C’est souvent qu’il a eu des répétitions parti- culières à la maison avant l’apprentissage en classe, mais pas toujours : certains comprennent vraiment du premier coup. Mais les élèves normaux ont besoin de reprises. Le problème, c’est que répéter, c’est peu gratifiant pour les maitres et très fatigant (« combien de fois faudra-t-il te répéter que… »). Il faut donc inventer des méthodes de répétition efficaces, qui rendent visibles les progrès des élèves et soutiennent donc l’intérêt des enseignants. J’ai une grande dette de reconnaissance envers les maitres qui m’ont montré comment on peut faire répéter sans que ce soit une corvée, de sorte que tout le monde parvienne à savoir par cœur ou presque, ce qui permet d’économiser du temps et de l’énergie. C’est bien d’apprendre à apprendre, de retrouver dans un dictionnaire ou sur Internet ce qu’on a oublié, mais c’est tellement moins fatigant de le retrouver dans sa tête ou comme me le disait un petit CP, « dans mon cœur ».

Anne-Marie Chartier
Chercheur à l’INRP (Institut national de la recherche pédagogique), historienne de l’éducation (propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk)

Notes
  1. Avec Jean Hébrard, Discours sur la lecture, 1880-2000, Fayard-BPI, 2000.