Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

L’école de la République, une mère injuste

Couverture du n° 520 des Cahiers pédagogiques, une page de cahier à carreaux déchirée est rattachée à la photo d'une barre d'immeuble par deux bouts de scotch colorés.

Éviter que le destin des individus soit tracé dès le berceau, permettre aux enfants de paysans et d’ouvriers de s’élever au-dessus de la condition de leurs parents, ces missions figurent aux racines du projet républicain. Qu’en est-il un siècle après ?

Transformer une société aristocratique dans laquelle les places s’héritent en une société méritocratique dans laquelle elles se gagnent : l’ambition de l’école de la IIIe République est immense. Cent ans et quelques plus tard, même si d’immenses progrès ont été accomplis et que les situations n’ont rien de comparable, la lutte contre la reproduction sociale constitue toujours un défi de taille pour la société française.

Depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’école s’est progressivement ouverte aux enfants des classes populaires, qui en étaient alors largement exclus. En 1962, l’INED (Institut national d’études démographiques) réalise la première grande enquête sur les inégalités sociales d’accès à l’enseignement et permet de mettre en évidence leur intensité. Parmi les enfants nés entre 1950 et 1952, quatre enfants d’origine populaire sur cinq (père ouvrier ou salarié agricole) sont orientés vers des études courtes en fin de CM2, tandis qu’une large majorité des enfants de cadres supérieurs ou de professions libérales poursuit sa scolarité dans des classes de 6e de lycée, début du chemin vers les études longues.

De tels résultats sont accablants et marquent le début de politiques qui se donnent comme objectif de démocratiser l’accès aux différents niveaux de l’enseignement. La préoccupation des politiques n’est pas seulement de faire progresser la justice sociale, mais aussi, de manière beaucoup plus concrète, de faire face à une pénurie de diplômés dommageable pour le développement économique. La réforme Berthoin, votée en 1959, qui prolonge la scolarité obligatoire de 14 à 16 ans, finit par entrer en application en 1967. Les enfants des classes populaires entrent alors massivement dans un collège qui devient « unique » en 1975 (loi Haby), puis voient s’ouvrir les portes du lycée dans les années 1980, avec la politique dite des « 80 % d’une classe d’âge au bac ». Désormais, le monde des étudiants n’est plus exclusivement celui des « héritiers » décrits par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron : en 2008, 27 % des inscrits en licence sont enfants d’ouvriers ou d’employés.

Une telle révolution dans les taux de scolarisation des enfants des classes populaires s’est traduite par une diminution sensible de la reproduction sociale. Entre 1953 et 1993, la part des individus qui appartiennent à la même catégorie socioprofessionnelle que leur père se réduit notablement, passant parmi les hommes de 35 à 59 ans de 51 % à 35 %, et de 48 % à 23 % parmi les femmes du même âge. Incontestablement, en quarante ans, des progrès notables ont été effectués dans la manière dont les cartes sont rebattues entre les générations. Ce constat doit toutefois être nuancé. Tout d’abord, les trajectoires de mobilité sociale demeurent essentiellement de faible amplitude. Les parcours qui font traverser tout l’espace social, depuis une origine ouvrière jusqu’à un emploi de cadre supérieur, restent rares, sous la barre des 10 %. À l’inverse, la reproduction, depuis le haut de la structure sociale, demeure importante : en 2003, 52 % des enfants de cadres supérieurs exercent à leur tour un emploi de cadre supérieur. Du côté des classes populaires en revanche, la part des enfants d’ouvriers devenant ouvrier ou employé diminue, certes, de 10 points au cours des trente dernières années, mais demeure de l’ordre de 70 %.

Les élus sont toujours les mêmes

Comment expliquer le maintien d’un tel degré de reproduction sociale pour les enfants des classes populaires ?

Tout d’abord, par le maintien d’inégalités importantes dans le champ scolaire : certes, les enfants d’ouvriers ou d’employés accèdent plus fréquemment qu’hier à l’enseignement secondaire ou supérieur, mais cela ne signifie pas pour autant que les inégalités disparaissent. À bien des égards, elles ne font même que se déplacer plus loin dans le cursus scolaire, lors de l’entrée dans l’enseignement supérieur par exemple. Certes, les enfants d’ouvriers font des scolarités plus longues qu’auparavant, mais les enfants d’enseignants, de professions libérales ou de cadres supérieurs également. Par ailleurs, dans le cadre d’un système éducatif de plus en plus filiarisé, il devient insuffisant de raisonner en termes de niveau d’éducation ou de diplôme et il convient de prendre en compte les différences qualitatives liées au choix de filières différentes (la série du baccalauréat au lycée, l’université ou les classes préparatoires lors de l’entrée dans l’enseignement supérieur, et même le choix du type de cursus universitaire, etc.). Certains sociologues, pour rendre compte à la fois de l’accès croissant à l’éducation des enfants des classes populaires et de cette filiarisation accrue, évoquent la « démocratisation ségrégative » du système éducatif français.

Ensuite, il ne faudrait pas surestimer l’ampleur du mouvement de massification scolaire. Loin des discours ambiants et faciles selon lesquels le baccalauréat serait aujourd’hui « donné » à tout le monde, les enfants issus des classes populaires continuent dans une proportion importante à ne pas obtenir ce parchemin. Parmi les enfants d’ouvriers nés entre 1983 et 1987, seuls 48 % ont obtenu le baccalauréat, contre 90 % des enfants de cadres supérieurs, et lorsqu’ils l’obtiennent, il s’agit beaucoup moins souvent d’un baccalauréat général (34 % contre 75 %). De la même manière, dans l’enseignement supérieur, si nous citions plus haut les 27 % d’enfants d’ouvriers et d’employés parmi les inscrits en licence, ces derniers demeurent largement sous-représentés par rapport à leur poids dans la population totale (plus de 50 %). Les panels d’élèves suivis par le ministère de l’Éducation nationale permettent de prendre la mesure de la disparition progressive des enfants des classes populaires. Les enfants d’ouvriers représentent ainsi 38 % des entrants en 6e en septembre 1995, mais ne sont plus que 29 % des bacheliers en 2001, et même 19 % des bacheliers généraux. Ils ne sont plus que 9 % des inscrits en classe préparatoire en 2002.

Pour qui dépense-t-on ?

Dans la mesure où le diplôme constitue le ressort le plus efficace de la mobilité sociale, il convient d’abord d’assurer un accès croissant à l’enseignement supérieur des enfants d’origine populaire. Or, ce défi ne commence pas après le baccalauréat, mais bien plus tôt. Les inégalités sociales de réussite scolaire sont présentes dès les toutes premières années de la scolarité et ne cessent de s’accroitre par la suite. Il a été mesuré, par exemple, que les élèves entrent au cours préparatoire avec des niveaux scolaires socialement différenciés, certes, mais que les progressions à l’école primaire diffèrent également selon l’origine sociale, de sorte que les différences sociales de réussite scolaire grandissent tout au long du cursus. Non seulement l’école ne parvient pas à atténuer les inégalités initiales, mais ces dernières, en plus, ne font que s’intensifier par la suite. Il faut donc accorder une priorité absolue à l’enseignement primaire.

Or, si l’effort budgétaire de la France pour l’éducation la situe dans la moyenne des pays de l’OCDE, les dépenses par niveau sont curieusement réparties : la France dépense 20 % de plus que la moyenne OCDE pour un lycéen, 10 % de plus pour un collégien, mais 20 % de moins pour un élève de primaire. Quant à la taille des classes, les professeurs des écoles français encadrent en moyenne des effectifs 25 % plus élevés que la moyenne des pays de l’OCDE.

Si les enfants d’origine populaire réussissent moins bien à l’école que les autres et sont surreprésentés parmi les décrocheurs précoces, c’est aussi parce que notre système scolaire est particulièrement élitiste. De nombreux travaux mettent en cause l’évaluation trop précoce et trop systématique des élèves, dès la maternelle. Pour les élèves les moins à l’aise, le risque est grand de se voir enfermer dans une identité de « mauvais élève » dont il sera très difficile de se défaire. La plupart des chercheurs qui se livrent à des comparaisons internationales sur le niveau scolaire des élèves remarquent que les pays qui figurent souvent en tête des palmarès (notamment dans les célèbres enquêtes PISA), comme la Finlande, ont une pratique plus tardive de l’évaluation. Donner la priorité aux premières années de scolarité ne passe donc pas seulement par l’allocation de moyens supplémentaires, mais probablement aussi par une modification des pratiques pédagogiques visant à ne pas préparer des compétiteurs scolaires dès le plus jeune âge.

L’université plutôt que les grandes écoles

Agir au niveau de l’enseignement supérieur est, certes, bien trop tardif, puisque les inégalités sociales se reproduisent bien plus tôt dans la scolarité. Mais tout de même, s’il est une exception française dont on parle peu, c’est bien la coexistence, au sein de l’enseignement supérieur, de deux filières étanches : l’université et ses différentes composantes, d’une part, et les classes préparatoires et les grandes écoles de l’autre. Inutile de revenir ici sur la ségrégation sociale intense qui sévit dans le recrutement de ces grandes écoles dont la clôture sociale a retrouvé son niveau observé pour les générations nées dans les années 1920.

Concentrons-nous plutôt sur un argument simple. Le système des grandes écoles concerne moins de 5 % d’une classe d’âge : même si, à l’issue de dizaines d’années de politiques de saupoudrage, les grandes écoles étaient davantage à l’image de la société du point de vue de leur recrutement social, seuls 5 % du problème seraient résolus. Au niveau de l’enseignement supérieur, la lutte pour une réelle démocratisation se situe donc bel et bien à l’université, où étudient les enfants des classes populaires, et plus particulièrement dans les premiers cycles universitaires. C’est dans cette direction que doit s’orienter massivement l’effort de la nation, loin de politiques de saupoudrage ne concernant qu’une infime fraction de la population et qui ne font que dissimuler la ségrégation sociale à l’œuvre dans l’enseignement supérieur.

 

Camille Peugny
Sociologue
ZOOM
Des chiffres accablants                                                                                                                                                                                                                                            À chaque fois que tombent les résultats des enquêtes PISA, le diagnostic se confirme : parmi les pays de l’OCDE, la France, est « l’un des meilleurs systèmes scolaires du monde pour une petite moitié de ses élèves, et l’un des plus mauvais pour l’autre moitié », comme le notent Christian Baudelot et Roger Establet (L’élitisme républicain. L’école française à l’épreuve des comparaisons internationales, éditions du Seuil, 2009). Et c’est, triste privilège, l’un des systèmes où les origines sociales pèsent le plus sur les parcours scolaires : 32 % des enfants d’ouvriers sortent du système éducatif sans diplôme, contre 5 % d’enfants de cadres (observatoire des inégalités). Les trois graphiques ci-après illustrent cette difficulté de l’école à enrayer les inégalités de naissance.