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Lecture : une question de méthode ?

Puisque la méthode globale n’existe pas, il faut l’inventer… On pourrait résumer à cela les débats récurrents sur les méthodes d’apprentissage de la lecture employées à l’école primaire. Rien n’est exact dans l’affirmation que les « jeunes d’aujourd’hui » ne sauraient plus lire à cause de la « méthode globale ». Sur ce sujet qui a déjà fait couler tant d’encre et de salive, faisons le point de manière plus rigoureuse.
« Les élèves, au sortir du cours préparatoire, ne savent plus lire. C’est la faute de la méthode globale. »

Ces affirmations souvent entendues allient la déploration sur le déclin de l’école et la condamnation des manières de faire des enseignants d’aujourd’hui. Qu’en est-il au-delà des impressions subjectives de chacun ? Car, à partir d’un point de vue partiel, tout le monde, parent, enseignant, chercheur dans une spécialité pointue, a une opinion tranchée, à défaut d’être fondée, sur ce qu’on devrait faire ou pas en classe pour enseigner la lecture. Mieux vaudrait aller voir ce que nous disent les enquêtes et les synthèses de recherche.

Déjà en 1959 !

Il faut dans toute période difficile trouver un bouc émissaire. La Méthode Globale est aujourd’hui responsable de tous les maux dont souffre l’École.
Si les enfants lisent moins bien qu’autrefois, c’est la faute à la Méthode Globale.
S’ils manquent d’attention et de concentration dans leurs devoirs, s’ils font trop de fautes dans leurs dictées ou dans leurs lettres, c’est évidemment la méthode globale qui en est la cause.
La discipline elle-même, et donc la marche générale des établissements, en sont affectés. Qu’on revienne donc à la bonne règle préalable du B-A BA et aux exercices méthodiques ; qu’on enseigne les bases avant d’aborder le tout, et l’éducation refleurira. L’État sera sauvé.

Célestin Freinet «La Méthode Globale, cette galeuse !», supplément à la revue l’Éducateur (n° 19 du 30 juin 1959).

Tout d’abord, le niveau des élèves en lecture baisse-t-il ? Difficile de comparer les performances sur une longue durée, car les attentes ont bien changé depuis un siècle. Il ne suffit plus aujourd’hui de déchiffrer et de comprendre un texte simple pour pouvoir s’insérer dans la vie sociale et professionnelle. Les ambitions sont plus grandes, les textes, les documents, les situations de lecture sont multiples et complexes, notamment lorsqu’il s’agit de lire pour apprendre. En revanche, les points de comparaison existent si on remonte à une vingtaine d’années, grâce aux évaluations organisées en France par la DEPP et aux évaluations internationales (PIRLS au CM1, PISA pour les élèves de 15 ans). On y constate des scores médiocres des élèves français et leur légère baisse au fil des années.

En fait, ces résultats cachent un contraste entre les meilleurs élèves, très performants, et les moins bons, qui font baisser le score moyen. C’est là le point inquiétant : notre enseignement de la lecture n’est pas inefficace pour tous les élèves, mais pour les élèves les plus faibles, qui sont aussi, très souvent, les plus défavorisés socialement. Le système français se révèle parmi les plus inégalitaires des pays de l’OCDE. Pour bien poser la question de l’efficacité respective des différentes manières d’enseigner la lecture, il faut surtout s’interroger sur leur efficacité pour les élèves le plus en difficulté.

Renoncer aux « méthodes »

Pour cela, renonçons d’emblée à parler des méthodes de lecture. Elles sont définies de manière trop peu rigoureuse pour qu’on sache vraiment de quoi on parle. Autant de définitions par exemple de la méthode globale que de personnes qui en parlent ! En outre, à supposer qu’on réussisse à s’entendre sur les mots et à réserver, par exemple, le terme de méthode globale pour désigner une approche « idéovisuelle » qui fait l’économie d’un enseignement systématique des correspondances entre les sons de la langue orale et les lettres, on oublierait toute une série de facteurs : le rythme de l’étude des correspondances entre sons et lettres, la nature des textes qui sont utilisés comme supports pour lire, l’articulation entre écriture et lecture, la place d’un enseignement grammatical, l’enseignement du vocabulaire, la pratique régulière de la lecture et la fréquentation des écrits, la manière de grouper les élèves, le climat scolaire, les interventions pour aider les élèves à clarifier les fonctions et le fonctionnement de l’écrit ou encore l’enseignement des stratégies pour lire… Tout cela compte aussi.

Alors, que sait-on vraiment des pratiques dans les classes françaises (dans toutes les dimensions de ce qui est nécessaire dans l’enseignement de la lecture) et que sait-on sur « ce qui marche » au début de l’apprentissage de la lecture, au-delà des idées reçues ?

Les sons et les lettres

Dans un rapport publié en 2006, l’Inspection générale de l’Éducation nationale soulignait que, dans l’immense majorité des classes, les enseignants font travailler systématiquement sur le code. Les manques constatés concernent l’enseignement de l’écriture et celui de la compréhension. Plus récemment, une enquête, conduite par un collectif de chercheurs coordonné par Roland Goigoux sur un échantillon national de 131 classes observées pendant trois semaines au cours de l’année 2013-2014, est venue confirmer et préciser ces constats. Dans toutes les classes observées, le maitre enseigne systématiquement le code, c’est-à-dire les correspondances entre les sons et les lettres. La croyance que les maitres de CP auraient recours à des pratiques « globales », au sens où on ferait reconnaitre les mots sans passer par le B-A : BA, est donc une légende.

Cette étude, qui intégrait des évaluations des performances des élèves en début et en fin de CP, puis en fin de CE1, donne également des informations sur les composantes des pratiques enseignantes qui permettent le mieux aux lecteurs débutants de progresser, et en particulier aux plus faibles d’entre eux.

La riche littérature de recherche antérieure sur la question, mais qui concernait rarement le contexte francophone, avait déjà montré qu’un enseignement systématique du code est favorable à l’apprentissage de la lecture, mais sans pouvoir départager deux manières de le faire : partir des lettres pour aller vers le mot et la phrase, approche traditionnellement qualifiée de « syllabique », ou bien partir des mots pour les comparer et les décomposer en lettres.

L’effet du temps

La recherche de Roland Goigoux et ses collègues confirme ces résultats. Elle met aussi en évidence d’autres facteurs qui expliquent les progrès des élèves. Ainsi l’allongement du temps alloué globalement au lire-écrire a peu d’effet, mais le temps alloué à l’étude de la langue a un effet positif et l’allongement de la durée de travail effectif avec l’enseignant a un effet positif sur les élèves les plus faibles. Autre résultat, le tempo d’introduction des correspondances entre sons et lettres[[Ou, pour adopter une terminologie plus rigoureuse, entre phonèmes et graphèmes.]] n’est pas indifférent : un tempo lent (moins de huit correspondances étudiées sur les neuf premières semaines de l’année) pénalise les performances de tous les élèves ; le tempo qui semble le plus efficace pour les élèves les plus faibles est d’environ quatorze correspondances sur neuf semaines (1,5 par semaine). Signalons encore, parmi d’autres résultats, un effet du temps passé sur les tâches orales d’élucidation du sens sur les performances en compréhension de texte, ou l’influence positive du temps passé à des tâches de dictée sur l’écriture, avec un plafond à quarante minutes par semaine.

Améliorer la qualité de l’enseignement de la lecture ne saurait passer par des mots d’ordre simplistes et stéréotypés. C’est en tenant compte des différents facteurs de réussite d’une pédagogie, et de la complexité des interactions entre ces facteurs, que les enseignants se forment et trouvent chaque jour les leviers nécessaires pour agir. Ce que montre aussi cette enquête, c’est qu’il y a plusieurs manières d’amener les élèves à réussir les apprentissages visés. Et en fin de compte, l’engagement des enseignants dans leur travail et dans la recherche de solutions aux questions qu’ils se posent, leur refus du fatalisme, sont les meilleurs gages de leur efficacité.

Jacques Crinon
Professeur en Sciences de l’éducation à l’Université Paris-Est Créteil, membre du comité de rédaction des Cahiers pédagogiques

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Recension du livre d’Anne-Marie Chartier, Retz, 2007.