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Laïcité et signes religieux à l’école : quelle histoire ! 1882-2019

Octobre 2019. Trente ans après « l’affaire des foulards » de Creil[[Ismail Ferhat (dir.), Les foulards de la discorde. Retours sur l’affaire de Creil, 1989, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube / Fondation Jean-Jaurès, 2019.]], les médias et la société tout entière s’emballent pour un débat mêlant laïcité, islam et statut des femmes. Si une telle structuration du débat public trouve ses origines en 1989, la question des signes religieux à l’école est plus ancienne. Mise en perspective historique et retour apaisé sur une question socialement vive.

L’école a constitué le premier lieu de mise en œuvre de laïcité. La loi Ferry du 28 mars 1882 sur « l’enseignement primaire obligatoire » laïcise tout d’abord les programmes (sans que le mot ne figure dans le texte de loi) en remplaçant l’instruction morale et religieuse par l’instruction morale et civique et en libérant un jour par semaine (le jeudi puis le mercredi à partir de 1972), en plus du dimanche, « afin de permettre […] l’instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires » (article 2). La loi Goblet du 30 octobre 1886 sur « l’organisation de l’école publique » laïcise ensuite progressivement les personnels (article 17). Entre temps, s’est aussi posée la question des signes religieux (catholiques) à l’intérieur des locaux scolaires.

Bannir les crucifix des murs de l’école

Le retrait de ces signes religieux et la laïcisation des locaux scolaires s’est également faite lentement. De nombreux discours et images peuvent donner l’impression d’une laïcisation combative de l’école faisant disparaître du jour au lendemain les traces de la religion catholique. Cela reflète davantage « le mythe Ferry[[Claude Lelièvre et Christian Nique, La République n’éduquera plus. La fin du mythe Ferry, Paris, Plon, 1993.]] » que la réalité des choses. Une circulaire du 2 novembre 1882 avait stipulé que les emblèmes religieux ne devaient pas figurer dans les locaux scolaires. Bon nombre de documents d’époque figurant des scènes de la vie scolaire (photographies et peintures, certaines étant d’ailleurs des commandes ministérielles) représentent des salles de classe dans lesquelles on ne relève aucun signe religieux. D’autres, telle une célèbre gravure de Léon Gerlier parue dans La Presse illustrée (n° 673, 20 février 1881), donnent une vision symbolique et tragique de l’enlèvement des crucifix, vierges et autres tableaux religieux dans les écoles publiques de Paris, suite à une décision du Préfet de la Seine, en décembre 1880[[Alexandre Sumpf, « L’enlèvement des crucifix dans les écoles », Histoire par l’image [en ligne], consulté le 24 octobre 2019. URL : http://www.histoire-image.org/fr/comment/reply/15099]]. Dans son Dictionnaire de pédagogie, Ferdinand Buisson donne, à l’article « Laïcité », une interprétation dépassionnée et une application mesurée de l’interdiction de la circulaire de 1882. Il s’agit en réalité de ne pas tolérer les signes religieux dans les nouvelles constructions et de procéder avec « prudence et respect » dans les anciennes. Quand les instituteurs enlèvent le crucifix, c’est la plupart du temps sans éclat, mais non sans résistance des autorités municipales ou pression sociale, comme le révèle la célèbre enquête de Jacques et Mona Ozouf[[Jacques et Mona Ozouf, La République des instituteurs, Éditions du Seuil, 1992.]]. Il n’était pas rare, en effet, de trouver des crucifix dans les salles de classe plus de 20 ans après la création de l’école laïque, comme le montre, par exemple, les archives de l’inspection académique et de la préfecture de l’Oise, ainsi qu’une enquête ministérielle de 1904.L’année précédente, le ministre de l’Instruction publique, Joseph Chaumié, avait dû rappeler l’interdiction des emblèmes religieux de quelque nature dans les écoles, preuve qu’ils n’avaient pas tous été enlevés.

Les circulaires Jean Zay : un modèle ?

Le premier texte d’interdiction des signes portés par des élèves est contemporain du premier conflit mondial et concerne les établissements secondaires, jusqu’alors restés à l’écart du combat politique pour enraciner la république, parce qu’ils ne concentraient qu’une très faible proportion (bourgeoise) des élèves. Cette circulaire ministérielle du 13 mars 1916, signée par Paul Painlevé, évoque des « insignes portés ostensiblement » de manière générale sans cependant se limiter aux signes religieux, ni les cibler.

En 1936-1937, Jean Zay produit deux circulaires considérées comme une référence. Le texte du 31 décembre 1936 ne concerne en réalité que la lutte contre l’« agitation de source et de but politiques dans les lycées et collèges » dans le contexte du Front populaire et de la montée des ligues d’extrême-droite. Il en est de même pour la circulaire du 15 mai 1937 qui rappelle, en une phrase, qu’« il va de soi que les mêmes prescriptions s’appliquent aux propagandes confessionnelles ».

Au début de l’occupation, certains maires « avaient cru devoir spontanément replacer des emblèmes [des crucifix] dans les salles d’écoles » selon une circulaire du secrétaire d’État à l’Intérieur d’avril 1941, rappelant aux préfets « que ces initiatives sont contraires au principe de neutralité » et que l’école, « ne saurait être placée sous un symbole religieux. » Cela peut paraître paradoxal, mais le régime vichyste était loin d’avoir rallié toutes les couches du christianisme.

La libération est synonyme de retour à la légalité républicaine, traduite par le ministre de l’Éducation nationale, René Capitant. La circulaire du 6 juin 1945 rappelle le sens de la fameuse lettre de rentrée de Jules Ferry (1883), qui recommande de parler aux enfants « avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge. » Elle conjugue aussi laïcité, égalité et tradition d’accueil de l’école publique française, qui reçoit « avec la même bienveillance, la même affection et le même tact les jeunes Français de toute origine, incroyants ou croyants, et qu’ils soient de confession catholique, protestante, israélite ou musulmane. »  Cependant, la question des signes religieux est éclipsée par celle du financement de l’école privée par l’État, réglée en 1985 et au même moment réinterrogée par l’islam, comme l’indique un chargé de mission dans une note confidentielle au ministre de l’Éducation nationale.

Depuis 1989, laïciser les usagers ?

Si le collège Gabriel-Havez de Creil connaît la première affaire (médiatisée) dite du foulard en 1989, d’autres établissements scolaires ont connu des situations comparables auparavant, mais celles-ci se sont réglées par la discussion et dans la plus grande discrétion. C’est le cas, par exemple, de l’école primaire Voltaire à Amiens. Localement, « l’affaire de Creil » vient ébranler un tissu socio-éducatif et urbanistique fragile. L’exécutif doit alors gérer une situation inédite, qui a pris une ampleur nationale et divise l’ensemble de la société : faut-il exclure ces élèves au nom de la laïcité ou garantir leur scolarité ? En novembre, le ministre de l’Éducation nationale, Lionel Jospin, s’en remet au Conseil d’État : après un rappel sur le principe de laïcité (liberté de conscience, respect des croyances, égalité, non-discrimination) gravé dans les textes fondamentaux de la République française (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, constitutions de 1946 et 1958), il estime que le port de signes religieux par des élèves n’est pas incompatible avec la laïcité, mais le prosélytisme et le trouble au bon fonctionnement des enseignements et à l’ordre scolaire en constituent les limites. La circulaire Jospin du 12 décembre affirme une gestion locale et au cas par cas. Elle est durcie quatre ans plus tard par François Bayrou, qui estime que « certains signes religieux sont eux-mêmes des éléments de prosélytisme » (circulaire du 29 septembre 1994). Entre 1994 et 1997, l’ancien principal de Creil, Ernest Chénière, devenu député RPR, dépose à trois reprises et sans succès, une proposition de loi visant à interdire le port de signes religieux par les élèves.

La question du foulard resurgit en 2003-2004 avec l’exclusion médiatisée de deux lycéennes à Aubervilliers, l’établissement de la commission Stasi puis le vote de la loi du 15 mars 2004. Elle interdit « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse » mais « ne remet pas en cause le droit des élèves de porter des signes religieux discrets » comme le précise la circulaire Fillon du 18 mai 2004. Son application ne pose pas de problème outre-mesure comme le montre le rapport remis au ministre de l’Éducation nationale par Hanifa Chérifi (2005).

Au début des années 2010, le débat s’étend aux parents accompagnateurs, plus particulièrement aux mères voilées : sont-elles soumises à l’exigence de neutralité ? En 2012, la circulaire Chatel répond positivement à cette question en les considérant comme des agents occasionnels du service public. En 2013, le Conseil d’État, saisi par le Défenseur des droits, émet un avis contraire, sur lequel s’appuieront, en 2015, les décisions des tribunaux administratifs de Nice et Amiens – ce dernier annulant même une décision du DASEN de l’Oise : la jurisprudence reconnaît les parents comme des usagers du service public. Le débat rebondit pourtant une énième fois, les 11 et 14 octobre 2019, à l’occasion de deux sorties scolaires en présence de mères accompagnatrices voilées, au Conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, suite aux propos d’un élu puis à Creil, où un pompier leur a refusé la visite (prévue) de la caserne. Entre temps, la polémique est alimentée par les déclarations publiques du ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, qui a une position continue sur le sujet : ancien DGESCO de Luc Chatel (2009-2012), il avait fait des déclarations semblables (mais relativement peu relayées) dans une interview accordée au Grand jury-RTL en décembre 2017.

La polémique réinvestit, dans une grande confusion, des éléments qui avaient structuré l’affaire de 1989 : persistance de l’actualité internationale, crainte des intégrismes religieux et des attentats, division interne de toutes les formations politiques sur le sujet, interprétations contradictoires de la laïcité, certains souhaitant étendre la neutralité de l’État et de ses agents à la société et l’espace public. Mais, au-delà des continuités sur la longue et moyenne durée, les usages des signes religieux dans l’école laïque sont loin d’être figés et ont évolué en se nourrissant des transformations complexes de la société et du système éducatif.

Julien Cahon
Maitre de conférences à l’université de Picardie Jules-Verne (laboratoire Caref)


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