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Le livre du mois du n°564 – L’orientation scolaire. Paradoxes, mythes et défis

Après une carrière dans les services d’orientation et une participation au cabinet de Najat Vallaud-Belkacem, Frédérique Weixler est inspectrice générale de l’Éducation nationale. La première phrase de son livre donne le ton : « L’ampleur des inégalités de destin scolaire en fonction des origines socioéconomique se trouve au centre du débat éducatif en France depuis des années. » C’est sans doute le fil rouge de cet essai, qui s’ouvre par une déconstruction des mythes de l’éducation et de l’orientation.

Deux mythes fondateurs, liés, sont tout d’abord examinés : celui d’une école du peuple qui supprimerait les privilèges et celui de l’orientation au mérite. Sans privilèges, il faut trouver un nouveau principe de répartition. Ce sera le « mérite », en oubliant un peu vite que la performance scolaire dépend étroitement des « capacités sociales » au sens large, et que notre organisation scolaire fait qu’une difficulté en début de parcours se trouvera amplifiée tout au long de la scolarité.

Comme tout mythe, pour être efficace socialement, la méritocratie scolaire doit être incorporée par l’ensemble des acteurs, les personnels de l’Éducation nationale, mais également les élèves et leurs parents. Et quoi de mieux que « les fictions nécessaires » : « Les personnes ont besoin de croire que leurs mérites seront reconnus afin de s’engager dans une activité, mais aussi pour entrer dans des relations réciproques de confiance et de coopération sociale. » (p. 27)

Un troisième mythe justifie le travail de l’école. Si les uns et les autres font les efforts nécessaires, c’est bien parce que l’école est un élément fondateur pour tracer son chemin et trouver « le prince/métier charmant » (p. 38).

L’auteure termine par une déclaration raisonnablement optimiste, puisque pariant sur une utilisation critique et distanciée des mythes : « D’une façon plus large, il semble nécessaire de mettre en place une stratégie d’analyse critique de nos mythes fondateurs tout en mobilisant ce qu’ils contiennent de force d’impulsion et de mobilisation sur des valeurs et des objectifs réellement communs, explicites et assumés dans leurs conséquences. » (p. 55)

Le deuxième chapitre examine les politiques éducatives, implicites ou explicites. Certaines portent des modifications importantes à des conceptions françaises : l’individu est éducable tout au long de la vie, et l’éducation doit être inclusive.
Le troisième chapitre interroge le sens de l’orientation, surtout du côté du sujet, tandis que le dernier chapitre reprend l’examen de l’orientation du côté des objectifs de l’État, notamment l’éducation à l’orientation en tant qu’aide au développement du projet de la personne.

« Dans l’univers de l’orientation, il est pertinent de parler d’éducation bien plus que de formation ou de développement des compétences, puisqu’il s’agit souvent d’explorer des territoires inconnus et de développer une distance critique. » (p. 129)

Mais peut-on penser que cette « éducation » serait possible dans notre système scolaire ? Frédérique Weixler doit sentir la difficulté, puisqu’elle termine ce livre par un petit chapitre intitulé « Évolution du paysage institutionnel » (p. 132-137). Il semble que pour l’auteure, les évolutions récentes (loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants dite ORE, réforme du lycée, temps dédié à l’orientation, place des territoires et notamment des régions, obligation de formation pour les 16-18 ans) constituent une opportunité qui, pour paraphraser Jean Guichard, souvent cité, permet de « substituer une vue copernicienne, supposant un décentrement et un autre ancrage ». L’enjeu est d’élaborer un récit commun qui pourrait fournir ce point fixe extérieur au système scolaire pour modifier réellement son fonctionnement.

Bernard Desclaux

Questions à Frédérique Weixler

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Photographie ©J.-F. Albert.

Une question peut-être trop personnelle : pourquoi cette insistance sur les inégalités sociales ?

C’est une question très juste. Rétrospectivement, je mesure combien la question des inégalités sociales a été structurante dans mes indignations, mes choix, mes engagements, qu’ils soient professionnels, associatifs ou personnels. J’avais le sentiment d’être privilégiée, d’avoir donc une responsabilité devant l’injustice. Cette volonté d’agir pour réduire la corrélation entre origines socioéconomiques et destins scolaires constitue le fil rouge de mon parcours dans l’Éducation nationale. Ce qui me semblait terrifiant était l’intériorisation d’une forme de fatalité[[Documentée par de nombreux chercheurs et auteurs (voir les propos de Didier Eribon dans Retour à Reims ou de Nicolas Mathieu dans Leurs enfants après eux).]] par les différents acteurs : familles, élèves, équipes éducatives, élus, etc. Alors que de mon côté, j’ai été convaincue très tôt, grâce à des comparaisons internationales et des exemples locaux, qu’il était possible de réduire le poids des déterminismes sociaux sur les parcours.

Vous développez une critique du système scolaire et de l’orientation en France et pourtant vous restez optimiste concernant des évolutions positives. Pourquoi ?

Il s’agit d’esprit critique tel que me l’ont transmis mes excellentes professeures de lycée (j’étais élève dans un lycée de filles, avec à l’époque essentiellement des femmes enseignantes), c’est-à-dire de libre examen, d’interrogation des faits par rapport à des objectifs et des valeurs. Cette démarche ouvre la possibilité de la controverse pour dépasser des oppositions stériles. Mon optimisme s’appuie sur les progrès accomplis que je souligne dans mon ouvrage (par exemple, l’orientation des filles et des garçons, la réduction du décrochage, l’appropriation du concept de parcours) et la nécessité de poursuivre ce processus d’amélioration continue. Au fond, le postulat de l’éducabilité[[« Ce pari de l’éducabilité m’est apparu probablement scientifiquement faux, bien qu’on n’en sache rien, mais éthiquement juste et nécessaire, parce qu’il est le pari sur l’humain. De même que m’est apparue sa portée heuristique : c’est grâce à ce pari qu’on se met en route et qu’on invente des moyens pédagogiques pour aider les êtres à apprendre et à grandir », Philippe Meirieu, « Le pari de l’éducabilité », dans Les Cahiers dynamiques 2009/1 (n° 43), p. 4 à 9 : https://tinyurl.com/y6banzbp.]] est nécessaire ; il permet aux équipes éducatives comme aux élèves de conduire des projets, de prendre des risques, d’être doués pour la sérendipité que j’évoque dans mon ouvrage !

Si je suis également raisonnablement optimiste, c’est parce qu’au fond, tout le monde y a intérêt. De même que l’égalité femmes-hommes permet des relations plus intéressantes, l’émancipation de chacun renforce le contrat social et finalement la qualité de vie de tous. J’ai été frappée des propos récents d’Edgar Morin[[Voir https://tinyurl.com/qneypqb.]] qui, à 98 ans et après avoir vécu tant d’évènements et marqué la pensée du XXe siècle, insiste sur deux points très liés à notre sujet. D’une part, que les « destins des humains sont liés, que nous le voulions ou non. […] tant que nous ne verrons pas l’humanité comme une communauté de destin, nous ne pourrons pas pousser les gouvernements à agir dans un sens novateur ». D’autre part, que la pandémie est aussi « l’occasion de prendre durablement conscience de ces vérités humaines que nous connaissons tous, mais qui sont refoulées dans notre subconscient : que l’amour, l’amitié, la solidarité sont ce qui fait la qualité de la vie ».

La conception européenne de l’orientation se fonde sur les évolutions rapides des technologies et des métiers qui supposent des capacités à se réorienter pour s’adapter à ces évolutions. Les États doivent donc développer des services d’aide à l’orientation des personnes. L’éducation à l’orientation doit permettre d’élaborer les compétences nécessaires à l’autoorientation. Mais en France, l’orientation est conçue comme une orientation des personnes et non comme une aide à cette orientation. Comment être optimiste ?

Pour moi, ces deux visions coexistent en France comme des forces contraires pas vraiment débattues, ce qui entraine de nombreux malentendus entre acteurs. Historiquement, l’orientation a été conçue au niveau institutionnel comme l’orientation des personnes au sens de tri, répartition de flux, et c’est là que le mythe méritocratique avait toute son utilité. Je constate désormais, aussi bien du côté des familles que des élèves ou des équipes éducatives, des signes d’une évolution vers une conception de l’orientation comme accompagnement des personnes afin qu’elles utilisent leur marge de manœuvre, apprennent à choisir, etc. Cette conception a été portée et incarnée depuis des années par les conseillers d’orientation devenus aujourd’hui psychologues de l’Éducation nationale. Elle est liée à la vision que la société et l’école ont de l’élève comme personne globale, actrice, voire auteure de son orientation, comme je l’évoque.

Propos recueillis par Bernard Desclaux