Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !
,

Le livre du mois du n°551 – L’illusion méritocratique

En ces temps où est dénoncée « l’arrogance » des élites qui nous gouvernent, il est bon de s’interroger sur une notion qui, elle, semble faire l’objet d’un quasi-consensus : la « méritocratie », qui serait du côté du « bien ». N’est-il pas juste de récompenser le mérite et de permettre donc aux méritants d’exercer les plus hautes responsabilités, au lieu de s’en remettre à la chance de naitre dans de bonnes familles ? Pour cela, il faudrait offrir les mêmes chances à tous, ce qui ne serait pas le cas dans notre école qui, pour certains, « nivèle par le bas » et ne permet pas la promotion de ceux qui font le plus d’efforts, notamment dans les classes populaires.

Cette longue introduction situe l’actualité du livre de David Guilbaud et souligne son « mérite » : fournir une bonne synthèse autour de cette notion pas suffisamment interrogée et des illusions qui l’accompagnent.

L’évocation de l’expérience personnelle de l’auteur est toujours intéressante, on aurait même aimé qu’il aille davantage fouiller dans son parcours de vie, lui qui, issu d’un milieu modeste et devenu haut fonctionnaire, a bénéficié en un sens de la méritocratie, mais a aussi vécu ses effets négatifs et les difficultés à se positionner qu’elle implique le plus souvent.

David Guilbaud parle d’« illusion », car les dés sont pipés. Certes, la promotion du mérite par le concours et le diplôme ne doit pas faire regretter le népotisme ou les accès réservés aux plus hauts postes, mais au fond, elle n’en est pas si éloignée. David Guilbaud rappelle que la France est un des pays où l’héritage culturel pèse lourdement dans la réussite scolaire, montre les effets désastreux du pilotage du système éducatif par le Graal suprême des grandes écoles (Hervé Hamon dit que dans notre école, on est toujours à Polytechnique moins quelque chose, et le décompte à rebours des classes est significatif). Que quelques-uns parviennent à s’arracher au destin qui leur est promis en gravissant la fameuse échelle sociale constitue un alibi permettant que « tout change pour que rien ne change ». Tout change avec la proclamation qu’on va renforcer l’égalité des chances en lançant des programmes spécifiques d’accès à Sciences-Po ou l’ENA (École nationale d’administration), des parcours d’excellence. Mais rien ne change : la reproduction sociale reste très forte, consolidée par une logique de réseaux et de connivences qui excluent ceux qui ont cru que leurs laborieux efforts suffisaient pour pouvoir « accéder au club ».

Une phrase résume bien le propos central du livre (p. 73) : « La sélection permet de préserver l’ordre social existant, en justifiant ce conservatisme par la proclamation hypocrite d’une égalité des chances censée permettre à chaque individu, s’il le désire, et s’en donne les moyens, d’accéder à l’un de ces statuts privilégiés. »

On pourrait estimer que les développements autour de cette idée majeure et bien étayée sont un peu longs et redondants, et craindre une vision à la fois désespérante et un peu mécaniste d’un système soumis à une loi d’airain. Mais le dernier tiers du livre introduit de riches nuances qui auraient pu être déployées plus longuement. Bourdieu est longuement cité, mais aussi d’autres sociologues (François Dubet, Marie Duru-Bellat) qui accordent plus de place aux acteurs et à leurs marges de manœuvre. Ainsi, dans un passage passionnant, l’auteur essaie d’examiner ce qu’il peut faire là où il est pour remettre en cause l’existant.

À la fin, David Guilbaud propose quelques pistes pour lutter contre les inégalités à l’école autrement qu’en isolant les « meilleurs » ou qu’en reprenant la théorie du « ruissèlement », qui n’a pas plus de vertus en matière scolaire que socioéconomique. On ne peut qu’approuver certaines, même si quelques affirmations restent superficielles et énoncées trop rapidement. Bref, un livre qui invite au débat, un débat sérieux qui a rarement lieu, plutôt que des polémiques à coups d’anathèmes. Un débat que de récents évènements nationaux rendent plus utile que jamais.

Jean-michel Zakhartchouk

Questions à David Guilbaud

-25.jpg

 

Dans votre ouvrage, vous remettez en cause la « place centrale » du mérite, mais vous précisez qu’il ne s’agit pas pour autant d’y renoncer. Pouvez-vous préciser ?

Ce qu’il s’agit de remettre en cause, c’est la centralité du mérite comme principe de classement social. La notion de mérite n’est pas une mauvaise chose : il est important que chacun ait le sentiment que ses efforts seront récompensés pour être incité à s’engager dans telle ou telle activité. Les difficultés surviennent lorsqu’on en fait le critère central de détermination des destins sociaux des individus. Ce mérite auquel on se réfère si aisément pour dire qu’Untel a « mérité » la position sociale à laquelle il a accédé n’est en réalité que le mérite scolaire, dont les critères sont déterminés par les personnes en place, ce qui lui donne inévitablement une dimension conservatrice. Il valorise certaines qualités tout en mettant de côté un ensemble d’autres qualités (abnégation, persévérance, altruisme, etc.).

Le mérite scolaire est toujours socialement situé et partiel ; il est illusoire de penser qu’une seule institution pourrait parvenir à valoriser l’ensemble des mérites individuels. Ainsi, lorsqu’on fait de la méritocratie le principe central et que l’on confie au système scolaire le soin d’en assurer la concrétisation, la contradiction devient rapidement manifeste entre ce discours très général, qui dit aux individus que « leurs mérites » seront récompensés, et la réalité d’un système dans lequel ne réussissent que ceux qui peuvent montrer certains mérites. Il n’est alors guère étonnant que ceux qui n’entrent pas dans l’épure nourrissent un ressentiment croissant à l’égard de ce système qui a prétendu les accueillir tout en privilégiant certains participants au jeu par rapport à d’autres. C’est pour cela qu’il faut réfléchir à d’autres principes de justice en complément du mérite scolaire : il faut multiplier les systèmes de sélection, pour permettre à différentes hiérarchies de valeurs de coexister.

Vous relevez que le jugement scolaire mobilise bien souvent des éléments extrascolaires, ce qui selon vous défavorise les enfants de milieux populaires. En même temps, vous prônez la fin du tout-scolaire et de la religion du diplôme. N’y a-t-il pas là une contradiction ?

Je ne crois pas. Il s’agit de dire que ces aspects extrascolaires entrent fatalement en compte dans les verdicts scolaires. Les critères de jugement des évaluateurs sont forcément influencés par leur situation sociale, qui induit une plus ou moins grande affinité avec l’évalué, selon qu’il partagera ou non certains marqueurs culturels qui fonctionnent comme des signes de reconnaissance sociale. L’importance de ces éléments est d’autant plus forte que l’intensification de la compétition scolaire encourage à mobiliser ce capital extrascolaire. C’est parce que les interférences des éléments extrascolaires sont inévitables que la religion du diplôme est une illusion et qu’il faut nous en détacher.

Pouvez-vous citer trois mesures qu’on pourrait prendre pour une école plus équitable, qui pourraient être mises en œuvre rapidement ? Et, à l’inverse, dans la politique actuelle, un point qui vous parait particulièrement néfaste ?

Entre autres choses, agir pour augmenter le taux de scolarisation à l’âge de 2 ans : ce taux était de 11,7 % en 2017, contre 35 % à la fin des années 1990. Or, on sait que les effets des inégalités se font sentir dès les premières années, et que c’est en agissant le plus tôt possible que l’on peut combler les écarts. Il faut également poursuivre les efforts engagés pour diminuer le recours au redoublement, dont les effets négatifs ont été clairement démontrés. Plusieurs pistes existent, notamment le développement des dispositifs de seconde chance. Nous pourrions enfin faire évoluer notre système de notation afin d’en réduire les effets pervers, notamment en développant les évaluations qualitatives informant l’élève de ses points forts et de ses points faibles plutôt que de simples notes chiffrées.

S’agissant des réformes en cours, il y a des choses positives comme le dédoublement des classes de CP et de CE1 en REP (réseau d’éducation prioritaire), qui exige, bien sûr, que les moyens nécessaires suivent. D’autres mesures posent davantage question, notamment en matière d’évaluation des élèves et des établissements : il faut s’assurer que la mise en place d’évaluations standardisées à différents moments de la scolarité ne soit pas utilisée pour évaluer indirectement les établissements et les enseignants, et qu’elle ne vienne pas parasiter le travail de ces derniers. Par ailleurs, la suppression du Cnesco (Conseil national d’évaluation du système scolaire) au profit d’un nouveau Conseil d’évaluation de l’école pose question quant à l’indépendance de cette nouvelle instance. Sur ces deux points, l’avenir dira si ces réserves étaient justifiées ou non.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk