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Entre fantasmes et réalité, ils apprennent

« Sans doute ne suis-je pas moi-même ordinaire ». Depuis sa sortie de l’IUFM en 1995, par le hasard puis par choix, son métier s’est construit autour de la difficulté à apprendre, dans des classes d’enseignement spécialisé de Seine-Maritime. « J’ai été formée sur le tas, par de vieux briscards des Cemea ». Elle met le pied très tôt dans la pédagogie active, en s’inscrivant dans le mouvement Freinet. « C’est mon bain, ma famille ».

Arrivée en Suisse, elle souhaite poursuivre dans cette voie, aller plus loin encore et intègre une fondation qui accueille des jeunes adolescents présentant des troubles de la personnalité. Pour être reconnue en tant qu’enseignante spécialisée, elle passe un master en parallèle de son emploi. Ce qu’elle apprend, elle le met à profit pour affiner ses méthodes. Elle découvre dans son nouvel univers le travail interdisciplinaire qui associe psychologue, logopédiste, pédopsychiatre où la voix de chacun est égale, considérée avec la même mesure, le même poids.

En duo

Elle anime ses cours en duo avec un éducateur spécialisé, développe une web-radio, une web-tv, met en place une twittclasse, crée des capsules vidéos pour retenir l’attention qu’elle commente de sa voix douce, elle adopte un système de ceintures de compétences pour souligner la progression de chacun. Elle pose pour ces jeunes a priori éloignés d’une scolarité ordinaire, le décor d’une classe numérique que l’on penserait réservée à un contexte favorable, favorisé. Elle raconte son expérience dans son blog « çavaoubien ? », échange et enrichit encore ses pratiques. « Ce sont les compétences sociales puis les compétences scolaires qui sont en jeu pour travailler le retour au milieu ordinaire à travers le travail coopératif, la web radio, la web-tv. C’est là que se joue l’avenir en s’intéressant à l’enfant qui est derrière l’élève. »

Depuis la rentrée, elle enseigne dans une fondation auprès d’enfants entre 7 et 12 ans, avec des troubles profonds, psychotiques, dysharmoniques, des enfants encore très loin du milieu ordinaire. « J’avais besoin d’aller au plus profond, de travailler autour des symptômes, du comment je peux les prendre en compte pour que les enfants se sentent bien. Je suis allée à la source. »

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Là aussi, l’interdisciplinarité entre médical, éducatif et pédagogique est de mise. Là encore, elle anime sa classe de six élèves en binôme, avec un éducateur. « C’est une chance phénoménale pour les enfants de pouvoir se penser, exister avec un duo homme/femme. Lui travaille sur le groupe, moi sur la classe. »

Un autre monde

Elle raconte le monde étrange, étranger, dans lequel chacun des élèves vit, peuplé de personnages imaginaires qu’elle sent innombrables, qu’elle ne connaît pas. « Il y a deux référentiels, le nôtre et le leur. C’est un autre monde dans lequel on doit vivre. On cohabite avec eux en essayant de les comprendre. » Pendant les temps de classe, les crises de violence verbale ou physique interrompent les apprentissages, nécessitant parfois le recours à un psychologue pour accompagner le retour vers le calme. « Malgré leur difficulté à différencier fantasmes et réalité, ils apprennent. Une heure après la crise, ils reviennent vers nous, retournent vers l’apprentissage. »

L’enseignement a valeur alors de fonction thérapeutique, le cadre est d’importance. Anne Andrist le construit autour des principes de la pédagogie institutionnelle pour laisser place à la dynamique de groupe, à la construction d’un collectif propre à initier une communication, une sortie d’un monde enfermant. « Être là, soutenant avec empathie, avec un regard que l’on pourrait porter sur un enfant “normal”. C’est cela qui va les ramener, car ils ont un potentiel cognitif préservé ».

Le numérique pour apprivoiser l’inconnu

Progressivement, elle introduit le numérique dans ses pratiques pédagogiques. Elle amène ses outils en ayant en tête que la capacité à gérer la frustration est faible chez ses élèves. Elle regarde comment se met en place l’accès aux équipements, la demande pour les utiliser. Pour la première fois, il y a dix jours, ils ont utilisé Twitter pour s’adresser à une autre classe, à des personnes qui leur sont étrangères, une source potentielle d’angoisse. Il leur a fallu se familiariser avec des gestes basiques, oser cliquer sur un nom qu’ils ne connaissaient pas, maîtriser la nervosité liée à l’inconfort de l’inconnu. Et devant les réponses exemptes d’agressivité, ils ont pris confiance.

Ils ont apprivoisé aussi le vidéo-projecteur interactif, les lettres, les chiffres qui volent avant de se poser sur le tableau, les supports qui s’enrichissent de leurs remarques, leurs savoirs. Les premières capsules sont arrivées et les parents s’étonnent de voir leur enfant se poser pour apprendre avec eux, écouter à la maison la voix de leur enseignante expliquer des notions, sans obligation aucune.

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Enseigner l’existence de l’autre

En classe, elle a instauré avec l’éducateur des temps collectifs, qui relient les uns avec les autres, font revenir ensemble depuis le monde de chacun pour trouver un sens et un lieu communs. Les « quoi de neuf ? », les instants partagés autour du repas, les rituels du matin, du soir, lorsque l’on se dit, que l’on se raconte des menues choses essentielles, les visites à la bibliothèque synonymes de confrontation aux normes sociales, tous ces temps sont des sources d’apprentissage de la vie collective. « Il faut créer une dynamique de groupe pour des enfants qui ne peuvent vivre en groupe. Comment existe l’autre ? Pour eux, l’autre n’existe pas. Comment je vais le prendre en compte et exister à ses yeux ? »

Le passage par la verbalisation conforte les apprentissages. Les journées sont épuisantes, intenses d’une attention constante pour guetter le moindre signe, les épaules qui s’agitent, les regards qui s’absentent, le langage qui dérape. Le fonctionnement en binôme, et plus largement en interdisciplinarité, offre le recul de l’échange de pratiques et plus informellement le recours au dialogue pour éviter de se laisser engloutir par les mondes parallèles de la folie qui filtrent entre les temps préservés de l’apprentissage.

L’enseignante trouve sa respiration dans les échanges avec d’autres enseignants qui exercent ailleurs, en milieu ordinaire, sur les réseaux sociaux. Elle nourrit là sa recherche constante en matière de pédagogie, ramenant son métier à sa source, celui d’accompagner l’accès aux savoirs. Elle a choisi aussi de devenir formatrice pour partager et garder au moins un pied dans le monde commun, consciente de « vivre au quotidien avec des personnes hors-norme ». Son quotidien professionnel, elle le perçoit comme un métier à risque, « qui me booste car il y a quelque chose à faire ». Depuis ses débuts d’enseignante, c’est celui qu’elle a choisi, qui la mène vers des chemins d’apprentissage et de créativité, une route éclairée de valeurs, avec en fronton la plus éclairante, la conviction que chacun est capable d’apprendre.

Monique Royer

Le blog d’Anne Andrist