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«Apprendre aux enfants à penser par opposition»

Michel Tournier nous a quittés en ce début 2016. Affaibli, il continuait à avoir une belle vigueur intellectuelle (voir des entretiens récents sur France-Culture). Comment ne pas avoir une pensée pour l’écrivain qui nous a enchantés dès la parution de son magnifique Vendredi ou les limbes du Pacifique. Mais le professeur de français qui s’exprime ici rappellera combien son œuvre est étudiée à l’école, au collège et sans doute au lycée. Quel élève n’a pas rencontré durant sa scolarité telle page célèbre où l’on compare les versions de la première rencontre entre Robinson et Vendredi ? J’ai fait écrire plus d’une fois des textes narratifs (Robinson resté sur son île évoque Vendredi en parlant à « Dimanche », etc.).

Il y a aussi la belle version jeunesse des Rois mages, dont est souvent tiré le petit conte de Barbedor, étudié aussi en cycle 3 et dont le lecteur se souvient du passage où l’on découvre que Jésus est peut-être noir. Sans oublier les nouvelles et les contes, la version si malicieuse du Petit poucet et, pour les plus âgés, l’histoire d’immigration et de calligraphie qu’est La goutte d’or.

Mais Vendredi ou la vie sauvage, transformé quelque peu suite aux si nombreuses discussions organisées avec l’auteur dans des classes, restera l’œuvre majeure, selon moi, d’un immense écrivain qui a été aussi un essayiste brillant (lire le savoureux Miroir des idées, qui est la réalisation du projet évoqué ci-après). Une suggestion : s’en servir l’an prochain pour un EPI français-géographie ou histoire, autour des rencontres avec le Nouveau monde !

L’entretien recueilli voici 25 ans n’a pas pris une ride, l’optimisme et la générosité de l’auteur ne s’étant pas éteints depuis. Merci Michel Tournier !

Jean-Michel Zakhartchouk

Un entretien dans les Cahiers pédagogiques

Entretien avec Michel Tournier, en avril 1988, dans son fief de la vallée de Chevreuse, par Bernard Defrance et Francis Imbert, publié dans le hors série « Lectures » des Cahiers pédagogiques, en 1989.

Étudier une œuvre, qu’est-ce que ça veut dire ?

Ce qui compte le plus, c’est ce que le lecteur ajoute à l’œuvre ; il écrit la deuxième moitié du texte dont l’auteur n’a écrit que la première moitié. C’est ça la fiction, c’est fait pour inciter à une co-création. L’œuvre totale n’existe que quand elle est lue et quand le lecteur y a mis du sien, y a ajouté son apport.

Donc étudier une œuvre…

C’est permettre à l’élève-lecteur de la refaire pour lui, de vivre l’aventure à sa façon à lui, de s’identifier aux personnages, etc. L’auteur n’est que… l’excrément de l’œuvre. C’est idiot d’interroger l’auteur pour connaître quoi que ce soit de l’œuvre ; c’est de la coprologie. Bien sûr, recueillir les excréments et les analyser, c’est utile pour connaître des animaux. C’est pareil pour les œuvres. Fouiller la vie de Daniel Defoe, ça vous en apprendra 1/100 sur Robinson, n’importe quel lecteur vous en apprendra plus sur l’œuvre et a fortiori, celui qui réécrit…

Quel effet ça fait de se retrouver support d’exercices, de grammaire, de dictées ?

Ça m’enchante, car je me plais à me figurer que je n’ai pas de personnalité, pas de visage et que mon livre est plus important que moi. L’idéal c’est Margaret Mitchell, une inconnue qui a deux lignes dans le dictionnaire quand il y a deux colonnes pour Autant en emporte le vent.

Si vous étiez enseignant, comment organiseriez-vous le travail autour des œuvres ?

Ce qui me semble vraiment important, c’est de fournir les structures intellectuelles qui permettent de penser. Par exemple, apprendre aux enfants à penser par opposition, la pensée se développant mieux sur deux béquilles. Par exemple milieu/hérédité, deux concepts fondamentaux, très utiles en littérature et ailleurs ; ou, parmi les écrivains, ceux qui ne racontent qu’eux-mêmes (Gide, Chateaubriand, Rousseau), ceux qui n’en ont rien à faire d’eux-mêmes (Zola, Flaubert, Balzac).

Certaines oppositions se rejoignent, se croisent. Ainsi hérédité/milieu d’une part, temps/espace de l’autre. J’essaierais d’établir une table de concepts fondamentaux opposés deux par deux.

Mon rêve, si j’étais un génie, ce sera d’écrire un traité de métaphysique classique qu’on pourrait faire étudier à des enfants de dix ans. Mon ambition toujours, c’est d’être suffisamment bon pour que les enfants puissent me lire, comme La Fontaine et Perrault (qui n’écrivaient nullement pour les enfants).

Sur la lecture en général, comment voyez-vous la situation aujourd’hui ?

Je suis plutôt optimiste. On lit plus qu’autrefois. Ce qu’on disait il y a trente ou quarante ans sur la galaxie Gutemberg qui s’effondrait s’est révélé complètement faux. Les livres d’images ne se vendent pas. Je dirais même qu’on abuse des illustrations comme dans beaucoup de manuels scolaires. Ce n’est souvent pas bon. Je dirais d’autre part qu’il y a aujourd’hui une tyrannie de la lecture. Les gens qui ne lisent plus sont plus maltraités que jadis. Par exemple les dyslexiques, traités comme des débiles mentaux. Et puis tous ces gens intelligents, cultivés, cosmopolites qui ne lisent pas, mais ont honte. Ils sont abonnés à Lire, moyen de pouvoir parler de livres parus sans les lire… Il y a un abus de la lecture…

Crédit de la photo de Michel Tournier: © Jacques Sassier / Gallimard