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Voir et comprendre les premiers signes
Un décrocheur est, à mon sens, un élève qui cumule deux particularités : il manifeste un refus affirmé de l’école ; ses parents n’ont pas la volonté ou le pouvoir de le contraindre à la fréquenter.
Ma place d’enseignante spécialisée G en maternelle et élémentaire, âge où les élèves, fort heureusement, ne décrochent pas encore, ne me permet pas d’énoncer des vérités définitives sur la question. Mais je me permettrai d’avancer quelques hypothèses, basées sur ma connaissance des élèves en difficulté en primaire, quant à la construction probable de ce décrochage, aux indicateurs susceptibles de nous alerter et aux stratégies préventives.
Ceux qui ne font pas
Les enfants en difficulté scolaire sont à mes yeux non pas des enfants « qui ne peuvent pas » faire, mais des enfants « qui ne font pas »[[Anne Berlioz, « Proposition de classification des élèves en difficulté au CP et remédiation », Psychologie & Education, n°51, 2002.]] ce que leur demandent leurs enseignants. Parmi eux se distinguent différentes catégories.
Je pense que les décrocheurs se recruteront prioritairement parmi ceux que j’appelle les « enfants rois » : ceux qui considèrent qu’ils n’ont pas à faire ce que demandent les adultes s’ils n’en ont pas envie, qui sont parfois même convaincus que c’est à l’adulte de satisfaire tous leurs désirs. Certains sont d’excellents élèves, ont des facilités qui les ont fait réussir au début de leur scolarité et mettent un point d’honneur à rester les meilleurs. Mais ils vivent ensuite sur leurs acquis, n’agissant que quand ils sont surs de réussir (et de briller !). Du fait de ce travail intermittent, leur niveau scolaire se dégrade. Cette image écornée d’eux-mêmes que leur renvoie alors l’école leur est insupportable, entrainant souvent un rejet de cette école et un risque majeur de décrochage.
La seconde catégorie est celle des « enfants trop mandatés », pour lesquels la demande des parents de travailler et de réussir à l’école est dans l’excès. Dans certaines familles, l’enjeu scolaire envahit tout l’espace, devient la préoccupation centrale des parents et le seul sujet des interactions qu’ils ont avec leur enfant : les devoirs durent interminablement car, plus les parents exercent une pression importante, plus l’enfant freine et essaie de s’y soustraire. Les parents sont excessivement inquiets quant aux capacités de leur enfant, à son avenir, ils manquent de confiance dans le système scolaire et dans les enseignants. La joie de vivre de l’enfant, sa spontanéité, sont au fil du temps étouffées et l’école devient synonyme de souffrance. L’enfant rentre alors dans le domaine de la pathologie : il développe une phobie scolaire qui représente le seul moyen qu’il a trouvé pour se mettre à l’abri et forcer ses parents, malgré leur détermination, à lâcher prise.
La détermination des parents
Les « enfants non mandatés » présentent également un risque, moins important, je pense, de décrochage. Si ces enfants ne sont investis d’aucune demande de réussir à l’école de la part de leurs parents, pour diverses raisons, ils la fréquentent malgré tout volontiers dans les petites classes pour le bain social qu’elle représente, pour la fréquentation des copains. La situation se complique à l’adolescence, période où les enfants entrent dans l’opposition. La détermination des parents est alors décisive, et dépend de la représentation qu’ils ont de l’utilité de l’école (« est-elle bien nécessaire pour trouver un travail ? »), de la réussite scolaire (« 9/20, c’est déjà bien puisque c’est presque la moyenne »), des capacités de leur enfant, de leur propre vécu de l’école (« est-ce que c’est bien pour nous ? est-ce que je dois imposer à mon enfant ce qui m’a tant déplu ? »), de leurs relations à l’institution (les rendez-vous avec le directeur ou l’assistante sociale ressentis comme des humiliations). Nombre de ces parents, même s’ils doutent parfois des capacités scolaires de leur enfant en raison de leur propre parcours, souhaitent que ce dernier réussisse. Lorsqu’ils rencontrent l’enseignant, ils assurent que, tous les soirs, ils sortiront le cahier de texte, vérifieront que les devoirs sont faits. Plein d’enthousiasme, puisque l’enseignant les a assurés que leur enfant était capable de réussir, ils veillent à l’exécution des devoirs : un soir, deux, trois soirs… puis, la vie et d’autres soucis reprenant leurs droits, ils oublieront totalement pendant quinze jours. Pour bien des raisons, ils ont du mal à s’inscrire dans le temps et dans la régularité, à poser une demande cohérente et continue de fréquenter l’école à leur adolescent en opposition. Le décrochage résulte alors de la conjonction de l’échec scolaire de l’enfant, de son entrée dans l’adolescence et des difficultés des parents à poser une demande claire et efficace.
Enfin, les « enfants en souffrance » sont dans l’incapacité de se poser, de se concentrer parce que la vie les a déjà meurtris et que leur histoire personnelle leur laisse peu de place pour s’investir dans les apprentissages. Ces enfants sont à première vue les plus susceptibles de décrochage scolaire. Mais, s’ils sont dans le registre de la pathologie et relèvent d’une aide psychologique extérieure pour se re-construire, leur problème n’est pas l’école et leur positionnement par rapport à cette dernière est fonction de leur parcours personnel. Ce type d’enfant présente souvent une instabilité motrice et émotionnelle : ils sont agités, dans l’agressivité et surtout dans la persévération, c’est-à-dire que les réactions des adultes, la gentillesse comme la fermeté, n’ont pas d’effet sur eux. S’il n’est pas dans le pouvoir de l’école de les sortir de leur souffrance, elle a un rôle, mineur mais réel, à jouer : leur offrir un espace à l’intérieur duquel ils pourront être des élèves comme les autres, constituer un havre à la porte duquel ils pourront laisser leurs problèmes, où le fait d’être en réussite et d’avoir de bons rapports avec leurs pairs peut constituer un facteur de résilience.
Signes d’alerte
Quels comportements sont susceptibles d’alerter ?
En premier lieu, l’opposition et l’agressivité, en veillant à différencier l’opposition d’un enfant en souffrance rejouant à l’école son scénario de vie ou d’un enfant-roi manquant de cadre. Le premier relèvera du soin et le second d’une aide éducative.
En second lieu, l’angoisse de la note et de l’échec. Là encore, on trouvera deux cas de figure : celui de l’enfant « trop mandaté » qui est soumis à une trop forte pression familiale et l’enfant-roi qui ne supporte pas de ne pas toujours être « le plus beau, le plus grand et le plus fort » dans tous les domaines. Dans le premier cas, il s’agira de faire baisser la pression à laquelle est soumis l’enfant et, dans le second, de l’aider à accepter l’échec, car pour apprendre on passe forcément par une phase d’essais dans laquelle on ne peut être en réussite.
En troisième lieu, le fait de ne pas se mettre au travail lorsque l’enseignant le demande, pour lequel la réponse à donner sera différente suivant si c’est le fait d’enfants rois, qui manifestent ainsi qu’ils n’ont pas envie de se plier à la demande de leur enseignant, ou d’enfants trop mandatés qui ont peur de ne pas être à la hauteur, qui nous communiquent ainsi qu’ils ont bien suffisamment travaillé avec leur famille à la maison et qu’ils ont le droit de se reposer un peu à l’école…
Enfin, l’échec scolaire des enfants non mandatés. Il n’est pas déterminant mais représente le point sur lequel l’école est particulièrement bien placée pour agir, … lorsqu’elle s’en donnera réellement les moyens.
Que faire ?
Quelles stratégies pratiques mettre alors en place pour enrayer les mécanismes susceptibles de conduire au décrochage scolaire ? Une fois les comportements identifiés, il s’agit d’abord de reconnaitre le type d’enfant afin de mettre en place la stratégie adaptée : une aide psychologique extérieure pour les enfants en souffrance, aide qui pourra être nécessaire pour les autres types d’enfants si la situation n’est pas traitée au niveau de l’école élémentaire ou du début du collège ; une aide éducative dans les autres cas afin de soutenir les parents, de les aider à adapter le mandat scolaire ou à poser un cadre qui permette à l’enfant d’accepter les demandes de travail de l’école.
Malheureusement, les enseignants ne disposent souvent ni du temps, ni des éléments nécessaires pour poser ces diagnostics, et encore moins des moyens d’ y remédier. La détection des enfants souffrants de troubles et leur orientation vers des structures extérieures de soins sont effectuées par les psychologues scolaires et permettent la mise en place d’un suivi thérapeutique en parallèle à l’école. Mais ces derniers n’ont pas la disponibilité matérielle pour détecter et aider ceux qui ne relèvent pas ou pas encore de soins.
Cette détection et le travail d’aide et de suivi étaient assurés, dans les écoles où ils existaient, par des enseignants spécialisés, les rééducateurs (ou maitres G). Or, alors qu’ils étaient loin de couvrir toutes les écoles, on sait que les réseaux d’aide aux élèves en difficulté (Rased) sont particulièrement touchés par les suppressions de poste dans l’Éducation nationale : des actes bien contradictoires avec le discours proclamé sur la lutte contre le décrochage scolaire…
Anne Berlioz
Rééducatrice (maitre G) à l’école élémentaire Joliot-Curie de Saint-Martin-d’Hères (Isère)