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Vive la motivation ?

Il est un point commun à tous les textes de ce dossier… Aurait-il pu en être autrement ? La « motivation » est indispensable à l’acte d’apprendre, elle devrait être présente en permanence en classe… et chacun de se lancer dans des projets, des innovations pour la susciter, la faire émerger, y compris avec des élèves que l’on dit par euphémisme « en difficulté ».
Ce n’est déjà pas rien d’en arriver là et de le proclamer de façon positive ! La classe, l’école sont plutôt devenues au fil de ces dernières années un lieu de grande lamentation. Et la motivation apparaît plutôt en creux : « cet élève est peu motivé », « il ne s’intéresse à rien », la mode actuelle étant centrée sur le thème de l’ennui.

Pluralité de conceptions

Ce qui sépare les auteurs, par contre, c’est la façon d’approcher cette motivation. Ce désaccord de points de vue, où chacun y va de sa « solution »… ou presque, nous renvoie à un abîme d’interrogations sur la façon dont est envisagé l’acte d’enseigner, et donc sur les conceptions « dominantes » dans le corps enseignant, voire chez les innovateurs…
Ne risque-t-on pas de se fourvoyer parce qu’on n’interroge pas les soubassements de ce qu’on nomme par facilité : motivation ?

Ainsi certains textes mettent en avant l’élève, et notamment son « plaisir de se repérer dans les informations », son « plaisir de découvrir des réponses », de se questionner et de chercher… Susciter la motivation consiste alors à provoquer une prise de conscience. Les causes essentielles, génératrices de l’apprendre, peuvent « dépendre de l’individu » ; en d’autres termes, « l’élève peut contrôler la situation », « il peut, par son action, améliorer la situation »…
Les questions « nourrissent la curiosité » et entraînent par là une dynamique. Les besoins de la personne, les projets personnels, jouent un rôle moteur, auquel contribue la confiance et « l’estime de soi ». Des élèves cherchent à se montrer à eux-mêmes qu’« ils peuvent », à accroître leur propre sentiment de compétence, leur croyance en leur réussite. Bref, il s’agirait de se connaître ou plutôt de « se reconnaître » pour « donner du sens à sa présence » à l’école.
D’autres textes mettent plutôt l’accent sur le contexte éducatif : la construction « d’une identité de classe » ou encore une « pédagogie de l’action » ou « du projet ». Il s’agit de « faire vivre ce qui apparaît comme immobile sur le papier », « d’être actif dans ses apprentissages ». Il suffirait de « surprendre » le jeune, de rendre les choses ludiques, de faire « ressortir l’aspect magique » des savoirs enseignés.
Il s’agit surtout d’éviter les notes et de « récompenser les efforts », éventuellement par un « cahier de réussite ». Le « rite félicitatoire » est mis en avant, il est interdit de dire : « j’y arrive pas ». Place est faite « au débat entre élèves, à l’expression de leurs expériences et de leurs différences, au partage de leurs interprétations ». « L’actualité », les nouveaux sujets comme « l’environnement », ou encore les « TICE », les projets sont favorisés. Les clubs du foyer socio-éducatif, la formation des délégués constituent également d’autres « espaces favorables à la construction d’un rapport personnel au savoir, consolidé par une référence aux autres ». Nos collègues québécois y ajouteraient encore le défi, le sentiment d’autonomie, le goût du risque ou l’émulation…

Au risque de se fourvoyer…

Toutes ces propositions fournissent des éléments de réponse pour (re) motiver les élèves. Elles constituent des « plus » pédagogiques dans la monotonie ambiante. Toutefois, quand on évalue de près l’impact de ces types d’approche, notamment les retombées sur l’apprendre, on repère, certes, une satisfaction et un début de changement de rapport au savoir ou à l’école ; mais ces apports éducatifs restent très limités, sauf exceptions. L’autonomie pour apprendre, par exemple, est peu installée dans le temps, elle est rarement transférée d’une discipline à l’autre ou hors de l’école.
Cette situation qui perdure (on rencontre les mêmes propositions et les mêmes résultats avec une certaine constance depuis trente années) nous interpelle fortement. Quand quelque chose résiste autant à l’analyse, quand les résultats ne sont pas à la hauteur des enjeux, n’est-ce pas parce qu’on reste à la surface ? La question est-elle bien formulée ? Le choix des mots, les raisonnements implicites, ne seraient-ils pas en cause ? En d’autres termes, les évidences pédagogiques ne seraient-elles pas masquantes ?

Pour sortir de ce marasme, deux aspects mériteraient déjà d’être discutés. Le vocable « motivation » est-il bien choisi d’une part ? D’autre part, les enseignants – dont je suis- ne succombent-ils pas au syndrome de la « toute puissance », en éludant les conditions pertinentes ? Autant de questions qui obligent à nous interroger sur nous-mêmes…

Qu’y a-t-il derrière le mot ?

La motivation est définie en termes « d’état d’activation » pour répondre à un motif à satisfaire. Dans l’espèce humaine, il existerait diverses sortes de motivations : satisfaire un besoin biologique (la faim), des besoins sociaux (la compétition), d’autres motivations sont dites cognitives (la curiosité). C’est cette dernière qui est mise en avant à l’école [[Le dictionnaire Larousse de l’éducation donne la définition suivante: «ensemble des forces qui poussent l’individu à agir ».]].
Pourtant ce mot n’est apparu dans notre langue qu’en 1845 ! Il n’occupe une place centrale dans la pédagogie contemporaine que depuis les années trente, et cela sous l’influence des théories béhavioristes de l’apprentissage. Comme l’écrit très bien le collègue du Micro-Lycée de Sénart : « La motivation est devenue dans le discours enseignant cette force magique qui permet à l’élève de travailler en acceptant, sans barguigner, les difficultés propres au travail scolaire, attitude qui, au passage, lui permet de correspondre à l’image que ses enseignants et sa famille attendent de lui : l’élève motivé répond alors au modèle de l’élève idéal, de l’enfant idéal. »
C’est là que le bât blesse, et pour plusieurs raisons. D’abord il renvoie à l’imaginaire du « bon élève », ce que trop d’enseignants ont été ; dès lors ils ne comprennent pas que les élèves ne puissent pas aimer ce qu’eux ont aimé. Ensuite, ce mot connote aussi bien le besoin que la volonté. Enfin le behaviorisme qui a promu ce mot limite l’apprentissage à un simple conditionnement, or les nouvelles idées sur l’apprendre montrent qu’il est burlesque d’en rester là.
La situation commence à s’éclairer quand on remplace motivation par « désir d’apprendre » à condition qu’on écarte la gangue psychanalytique dans laquelle cette expression a été enfermée ou qu’on parle de « libido sciendi » comme on le faisait au XVIIIe siècle. L’accent est alors mis sur l’appétit, la dynamique, le moteur de l’apprendre, le processus, autant de paramètres obligés. Sur le plan pédagogique, la question n’est pas réglée pour autant. Mais au moins, une réflexion propre devient indispensable : comment faire naître un désir ? Comment le perpétuer ?

Qu’est-ce qu’une activité désirable ?

L’enseignant est très velléitaire, il recherche le plus souvent la recette ; de nature légitimiste, il attend qu’on lui dicte la « bonne méthode ». Naguère il pensait qu’il suffisait de « dire » et de « montrer » pour faire apprendre, aujourd’hui il croit rencontrer la solution pédagogique dans l’activité des élèves. Or le désir d’apprendre n’est jamais automatique. Une activité peut bien occuper l’élève ; pour être « désirable », elle doit prendre en compte ce que nous nommons le projet d’être ou de faire de l’élève, mais pas seulement. Sont « désirables » des situations qui présentent de la nouveauté plutôt que de l’habitude, donnent l’occasion de faire des choix, conduisent à des questions plutôt qu’à des réponses ; des situations où l’individu se sent largement autonome. D’autres approches peuvent s’appuyer sur le besoin d’identité du jeune. Sur des sujets rébarbatifs, comme les opérations, les symétries, les figures géométriques en mathématiques, les savoirs « passent » mieux si on permet aux élèves de s’identifier aux personnages qui ont travaillé ces savoirs, aux questions que ces derniers se posaient ou aux circonstances dans lesquelles ils les ont produites.

(Re) penser l’école

Bien sûr cela conduit à (re) penser drastiquement notre école. N’oublions pas qu’un million de familles ne mettent plus leur enfant dans une institution scolaire aux Etats-Unis. Ils ont pris leur parti du constat que nous ne voulons pas faire en Europe : l’enfant perd dramatiquement son goût pour les études au cours de la scolarité…
L’école doit donc se donner pour tâche d’éviter que le désir d’apprendre ne se perde, et de le recréer de toutes pièces quand il est absent. « Donner l’envie d’apprendre » devrait d’ailleurs devenir un de ses projets principaux.
Le découpage du temps scolaire est en premier à repenser. Il est difficile de donner du désir à un élève sur un texte, après un cours d’éducation physique et avant l’interrogation de mathématiques, puis de le remotiver trois jours plus tard ! À terme, les lieux d’études doivent être envisagés autrement, notamment pour faciliter le travail personnel ou de petits groupes. On peut soutenir l’autodidaxie en centrant l’école autour d’un grand lieu de documentation avec de petits espaces propices à la recherche et à la réflexion personnelle.
Nombre d’autres habitudes ou d’évidences scolaires sont à reconsidérer, comme les programmes, trop vastes ou trop abscons, ou l’organisation des études en classe d’âge… Tout se joue dans une résonance entre les besoins, les intérêts, les désirs, les attentes, les aspirations d’un apprenant et un environnement éducatif susceptible de les cristalliser.
Il s’agit dès lors de faire « travailler » chaque élève sur ses ressources, ses ressorts, ce qui le porte, à quoi il tient [[Toutefois, autre paradoxe, le rôle de l’enseignant n’est pas de rester au niveau des désirs immédiats de l’élève. Il doit toujours lui proposer -voire lui opposer- un projet éducatif. Mais, ce contrat éducatif ne peut jamais être avancé à brûle-pourpoint : “ce matin, nous allons étudier les fractions”. L’enseignant doit prendre du temps pour interpeller, concerner ou faire que l’élève se questionne sur le contenu envisagé à partir de ce qu’il est.]]. Mais aussi sur ses limites ou ses peurs Comment comprendre autrement cet étrange mystère qui est celui du désir…

Du côté des enseignants

Professionnel d’une discipline, l’enseignant doit aussi s’envisager comme le spécialiste de la « personne qui apprend ». Le métier ne peut plus se projeter uniquement sous la forme de cours ou de classe, l’enseignant devra pouvoir consacrer des temps individuels ou collectifs à faire émerger les ressorts de chaque élève et à les entretenir. Bien sûr, une formation adéquate comportant à côté des sciences de l’éducation et des didactiques, de la psychologie de la personne [[Sans doute cette discipline a-t-elle besoin d’un net dépoussiérage pour la sortir de son corporatisme étroit !…]] et de la psychologie sociale s’avère indispensable. Mais pas seulement… L’anthropologie, la sociologie et la biologie sont d’autres dimensions tout autant considérables qui doivent être tissées ensemble. Tout est dans « l’art » de toucher juste : un enseignant constamment sur le dos d’un enfant pour le stimuler, l’encourager, crée des blocages souvent profonds… Ce métier est bien difficile !

Ces questions nous renvoient à d’autres qui concernent également la formation : les enseignants sont-ils eux-mêmes suffisamment motivés ?… Développe-t-on suffisamment leur libido sciendi ? Pour susciter l’envie, d’apprendre, ne faut-il pas que les élèves sentent leurs professeurs désireux à leur tour, qu’ils les voient passionnés par leur métier, sachent se questionner, imaginer, créer, chercher en permanence. Sans doute la seule « chose » que le professeur doit continuer à transmettre, c’est ce désir : celui d’apprendre !

André Giordan, Professeur, Université de Genève.


Pour en savoir plus

– Sur l’école : A. Giordan, Une autre école pour nos enfants ? Delagrave, 2002 [ Commander cet ouvrage ]
– Sur l’apprendre :

  • A. Giordan, Apprendre ! Belin, 1998, nouvelle édition 2002 [ Commander cet ouvrage ]
  • A. Giordan et G. De Vecchi, Les origines du savoir, Delachaux, Neuchatel, 1987 [ Commander cet ouvrage ]

– Et le site LDES : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/giordan/LDES