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Une autofiction

Une utopie pédagogique, ça peut parfois vous prendre par surprise. Presque malgré vous, sans vraiment que vous vous en rendiez compte. Et en la matière, nul n’est vraiment à l’abri, pas même le professeur le plus bardé des certitudes que donne une belle formation universitaire. Pas même celui qui, du haut de sa large expérience d’étudiant en réussite, sait, de façon certaine, que les pratiques pédagogiques sont éternelles, que la transmission des savoirs est l’alpha et l’oméga de son avenir professionnel, que le cours magistral ayant toujours fonctionné avec lui, il lui suffira de reproduire ce modèle pour que tous ses élèves, comme un seul homme, boivent ses paroles et s’imprègnent de son savoir. Pas même celui à qui ses collègues auront dit qu’il a pour l’enseignement quelque chose qui tient de la vocation, car il est capable, presque sans efforts, de reproduire le modèle de transmission des savoirs qu’il a acquis à l’université.

Parce qu’à celui-là, les savoirs qu’il détient ont une utilité évidente et immédiate. Laborieusement acquis dans le cadre prestigieux de la vieille Sorbonne, consciencieusement restitués lors d’un des concours les plus sélectifs de la fonction publique, ils lui servent effectivement, à présent qu’il est devant des élèves. « En responsabilité », lui a dit l’institution. Dans un lycée, pas tout à fait de prestige, mais presque. Un bel établissement, joliment blotti à l’orée d’une forêt d’Ile-de-France. Un établissement qui flatte l’égo de ce jeune professeur, qui y croise, comme élève, le fils d’une sommité de l’Université et des médias, qui y côtoie en salle des professeurs un enseignant – non, pardon, un philosophe – qui écrit dans les pages culture d’un grand quotidien autrefois fer de lance de la pensée gauchiste ; qui y apprend, enfin, avec force émotion, pensez-donc, qu’une grande plume du dessin de presse fut ici parent d’élève et qu’il dessina, naguère, pour le caricaturer, le conseil de discipline de sa fille, adolescente méprisante et imbuvable. Tous ces enseignants qui furent le temps d’une semaine la gloire involontaire de la presse satirique, tous ces gens qui côtoient l’intelligentsia parisienne la plus autorisée, ça en impose, forcément. Comment tous ces gens, collectivement, pourraient-ils se tromper sur le sens de ce que doit être une pédagogie efficace ? Nulle remise en cause n’est nécessaire : le jeune professeur reproduit ce qu’il a appris de ses maîtres, et comme il l’enseigne aux enfants de ses maîtres, cela fonctionne. 

Se confronter au réel

Mais le jeune professeur, comme cela arrive à pratiquement tous ses collègues une fois qu’ils ne sont plus stagiaires, doit partir. Il doit se confronter, pour son premier poste, au « réel ». Un collège de ville moyenne de province, un lycée technologique, un lycée général tout ce qu’il y a de général, au milieu d’une petite zone urbaine, « sensible » paraît-il. Non pas que ses affectations successives soient de mauvaises places, loin s’en faut. Le collège et le lycée général ont plutôt bonne réputation, le public y est considéré, localement, comme plutôt favorisé. Mais il change, ce public. Les populations défavorisées commencent à s’installer dans le collège et dans le lycée général (il faut dire qu’il est au pied de leur barre d’immeuble, c’est commode), tout doucement, l’air de rien. Et elles s’installent avec leur rapport si particulier à l’école. Avec leur lot de défis jetés à l’institution et le lot de mauvaises réponses automatiques que celle-ci leur apporte.

Alors il sait, le jeune professeur, car on le lui a dit, à l’université, au syndicat, dans la presse de ses anciens maîtres à penser : si ces jeunes-là sont moins sensibles à la transmission de son savoir, c’est évidemment parce qu’ils n’en n’ont pas compris les codes. Ils ne savent pas travailler, ne sont pas à leur place, sont volontiers paresseux, préfèrent leurs écrans d’ordinateurs à leurs livres de classe. Alors il veut les leur apprendre, ces codes. C’est facile. Travailler pour réussir, ne surtout pas cumuler de petit boulot avec le lycée, parce que ça fait perdre un temps précieux pour les études ; ne rien faire d’autre qu’étudier, se cultiver et s’astreindre à s’améliorer ;  avoir de l’ambition, se donner les moyens de réussir. Il faut travailler, et ils réussiront, c’est facile. Seulement voilà, ça ne marche pas. Les jeunes ne se mettent pas au travail, ne parviennent toujours pas à s’intéresser aux savoirs transmis par le jeune professeur, continuent à préférer leurs écrans d’ordinateur, leurs petits boulots et leur paresse. Partout, ses collègues plus anciens lui expliquent : l’école, ce n’est plus ce que c’était, les élèves ne sont plus comme avant. Certains pensent que c’est de leur faute, d’autres que c’est la société qui est comme ça et que c’est elle qu’il faut dénoncer pour retrouver le bon goût de l’école d’antan. Certains, presque tous, en fait,  pensent que c’est la faute à Mai 68 (ou quelque chose d’approchant), qui a jeté aux orties les valeurs d’autorité et de travail qui assuraient naguère une bonne réussite scolaire.

S’interroger

Le professeur, désormais moins jeune, s’interroge alors. Oui, les jeunes changent. Mais sa façon à lui de leur faire cours, elle, ne change pas. Elle est conforme à ce qu’il a appris à faire à l’université, en observant le fonctionnement des Grands Anciens. Est-ce pertinent pour des jeunes qui n’ont plus les mêmes codes, les mêmes repères ? Sans doute pas. Est-ce que ce décalage croissant entre la culture scolaire et l’univers dans lequel vivent ces jeunes ne serait pas, par hasard, une des causes de la perte d’autorité de l’institution et de ses serviteurs ? Sans doute un petit peu.  Alors le professeur, soucieux de faire réussir ses élèves et navré de ne pas y parvenir à tous les coups, se documente, se renseigne, découvre d’autres formes de pédagogie. Il lit Philippe Meirieu, le Grand Satan tant décrié de ses collègues et de son syndicat, y découvre une pensée riche, complexe, loin des caricatures de détracteurs qui ne l’ont sans doute jamais lu. Il discute avec son principal, avec son proviseur. Il se demande si le proviseur n’a pas raison, quand même, de considérer qu’interdire une orientation à un élève, c’est quelque part briser un rêve, et que c’est une responsabilité trop écrasante, de briser les rêves des adolescents. Il comprend que seul, avec des pairs qui refusent la discussion, qui prennent ses interrogations au mieux comme un renoncement, au pire comme une trahison, il ne peut rien faire. 

Et puis, il se souvient. Par petites touches là aussi, lentement et presque insensiblement. Il se souvient que s’il était un très bon étudiant, il était par contre un lycéen et un collégien très médiocre. Il se souvient que s’il a eu l’occasion de tenter sa chance dans une seconde générale, c’est sans doute grâce à un principal de collège qui a obligé ses professeurs à le laisser passer en seconde, eux qui ne voyaient pour ce fils d’ouvrier qu’un avenir d’ouvrier, malgré la crise et la désindustrialisation qui déjà faisaient des ravages. Il se souvient, douloureusement, de la honte ressentie lorsque cette très jeune professeure d’anglais de troisième, sorte de star du collège, s’est moqué de lui avec un méchant air d’ironie en guise de réponse quand il lui a dit avec fierté qu’il était admis en seconde, le tout premier de sa famille. Il se souvient de ce professeur de physique de cinquième qui l’a ridiculisé en lui jetant presque une copie à la figure, méprisant pour cet élève qui, oh miracle, avait pour une fois obtenu une bonne note. Il se souvient de cette professeure de mathématiques qui n’a commencé à lui adresser la parole que parce qu’elle a découvert qu’il était un proche ami de son meilleur élève, et qui a cessé de le considérer dès lors qu’elle a vu qu’il n’était pas fait du bois dont on fait les premiers de la classe.

Se regarder dans un miroir

Les souvenirs remontent et ils sont là, douloureux : non l’école n’est pas un long fleuve tranquille, oui l’institution peut être humiliante et dépréciative. Et non, finalement, pour beaucoup d’élèves, les choses n’ont peut-être pas tellement changé. Il comprend que ces élèves qu’il ne parvient pas à faire progresser lui renvoient comme un miroir l’époque où ses professeurs ne parvenaient pas à le faire progresser, lui, parce qu’il n’avait pas les codes, parce qu’il préférait s’amuser plutôt qu’étudier. Il comprend finalement que quelle que soit la situation de l’élève qu’il a en face de lui, quelle que soit sa réussite scolaire du moment, aucune porte, jamais, n’est fermée définitivement. Il le sait, il l’a éprouvé. 

Il se rapproche alors de ses inspecteurs, de son proviseur, discute, échange, et se laisse peu à peu gagner par l’idée qu’il n’est peut-être pas, finalement, tout à fait à la bonne place, dans ce sérail enseignant dont il n’est pas issu, et se tourne vers le corps des Personnels de direction, pourquoi pas ? La formation qu’il reçoit une fois le concours réussi est une révélation. Pendant deux ans, il lit et rencontre des gens aussi fondamentaux que Jean-Paul Delahaye, Pierre Merle, Jean-Pierre Obin. Il découvre un univers entier, fait de réflexion pédagogique, de professeurs heureux d’expérimenter lorsque leur chef d’établissement le leur permet, de gens qui considèrent comme de la première importance le fait que leurs élèves se sentent bien avec eux, qu’ils soient respectés pour ce qu’ils sont et pas pour ce que le professeur rêve qu’ils soient, posture nécessairement frustrante. Bref, des gens heureux de voir leurs élèves s’épanouir et cesser de souffrir à l’école. 

Elles sont là, les solutions aux interrogations professionnelles de l’ancien professeur, dans la rencontre de ses souvenirs d’écolier et de l’utopie d’une école juste et émancipatrice. Mais pour transmettre ses savoirs selon ces nouvelles modalités, il est trop tard, hélas, puisqu’il n’est plus professeur. Alors il se dit, au passage, que la formation que reçoivent les chefs d’établissement devrait en réalité être celle qui est dispensée aux jeunes enseignants dans les IUFM. Ce serait utile et cela permettrait sans doute de lever bien des blocages dans la modernisation de notre institution.

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Alors, à défaut de pouvoir en faire profiter ses élèves, le personnel de direction qu’il est devenu entend partager sa réflexion avec les enseignants auprès desquels il travaille, avec ses collègues, avec les lecteurs des revues pédagogiques. Cette transmission d’un savoir professionnel, d’une éthique de l’égalité et de la justice scolaire, c’est une utopie, au sens vrai du terme. Elle mobilise l’énergie, donne un sens à l’exercice d’un métier, mais génère des résultats bien modestes. Qu’elle est motivante, pourtant ! Utopie d’une école réellement pour tous, juste, égalitaire et émancipatrice. Son avènement n’est pas pour demain, mais c’est le propre d’une utopie : ne pas se soucier du temps, savoir qu’un jour, petite touche par petite touche, elle l’emportera. Presque comme une évidence, presque sans s’en rendre compte. Elle sera devenue alors la norme, et il sera temps, sans doute, de la remettre en cause à son tour, de se demander si elle est bien adaptée aux élèves de demain, qui certainement ne seront pas ceux d’aujourd’hui. L’institution, elle, y aura gagné quelque chose, un progrès immense : le respect des jeunes qui lui sont confiés.

Et c’est là sans doute la forme ultime de l’utopie qui anime désormais ce jeune chef d’établissement : penser qu’ainsi éduqués, ces jeunes seront des adultes un tout petit peu différents de ceux que nous sommes, nous, leurs éducateurs. Des adultes un tout petit peu plus sensibles à l’énorme responsabilité que sont l’éducation de la jeunesse et la transmission de valeurs. Des adultes qui, s’ils deviennent à leur tour professeurs, pourront rêver d’autres utopies éducatives qu’il leur appartiendra de construire, et ainsi contribuer à l’avènement d’une société un peu meilleure. 

Lionel Jeanjeau
Chef d’établissement dans l’académie de Tours