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Un service public d’éducation à construire

Le présent et l’avenir : selon toi, quelles seraient les deux raisons d’être pessimiste et les deux raisons d’avoir de l’espoir concernant l’évolution de l’école ?

Il y a bien plus de deux raisons d’être pessimiste… La politique scolaire menée depuis 2002 est catastrophique, et les choses s’accélèrent aujourd’hui ! Que ce soit en matière de postes, de programmes, de gestion des dispositifs, de pilotage du système, nous sommes dans ce nouveau paradigme, étrange, mais, au fond, parfaitement cohérent, du libéralisme autoritariste. Nous reculons sur les ambitions du service public et nous mettons au pas les acteurs, de plus en plus sommés de produire des « résultats » quantitatifs, directement évaluables, pour aider les parents, réduits à des « consommateurs d’école », à « faire leur marché ».
Dans ce contexte, deux phénomènes me préoccupent particulièrement. D’une part, la caporalisation qui sévit dans nos structures et la confusion, de plus en plus répandue, dans l’Éducation nationale comme ailleurs, entre l’État et le gouvernement : ceux et celles qui sont censés représenter l’État dans sa continuité, porter les textes fondateurs en matière éducative, faire respecter les
engagements des différentes lois d’orientation et, même, tout simplement, faire respecter le code de l’éducation, se contentent d’être des VRP de la dernière circulaire ou de la dernière lubie du ministre. Quand on attendrait d’eux qu’ils veillent sur le respect de principes politiques et éthiques consubstantiels à notre république et aux conditions de pérennité de notre démocratie, on les voit plutôt, aux aguets, traquer ceux et celles qui seraient susceptibles de ne pas appliquer à la lettre les dernières instructions. Ce manque de hauteur
de vue est aussi un terrible manque d’ambition : au lieu de s’engager dans des dynamiques constructives avec les acteurs, on se contente de les contrôler. Le « pilotage par les résultats » qu’on nous propose revient, bien souvent, dans ces conditions, à arroser là où c’est mouillé et à favoriser l’immobilisme pédagogique. D’autre part, et dans la même perspective, je suis vraiment très inquiet de l’inflation technocratique de l’évaluation quantitative : elle nous amène à pratiquer systématiquement la politique du lit de Procuste et à ramener nos objectifs à ce qui peut en être évalué avec les outils dont nous disposons. C’est le triomphe du court-termisme, des référentiels de compétences béhavioristes, de l’écrasement de tout projet pédagogique et de toute situation d’apprentissage dans la tenaille objectif-évaluation indéfiniment multipliée. Dans ces conditions, effectivement, on n’a plus besoin de formation pédagogique pour les enseignants. En réalité, nous assistons à une prolétarisation institutionnelle des enseignants, au sens que Marx donnait à ce terme : on transfère l’intelligence des professeurs sur l’institution technocratique, comme on a transféré, jadis, l’intelligence des ouvriers sur les machines. Dé-prolétariser le corps enseignant, ce serait lui permettre de réinvestir, enfin, le champ pédagogique.
C’est là où je trouve deux raisons d’espérer. D’abord, la ténacité des mouvements
pédagogiques et de leurs compagnons de route pour garder ouvert le chantier de la pédagogie, malgré toutes les difficultés du moment (y compris les difficultés considérables pour publier aujourd’hui des articles et des ouvrages pédagogiques, dans un univers éditorial qui ne leur laisse guère de place entre « recettes techniques » et « développement personnel » pseudo-psychologiques !). Ensuite, les configurations nouvelles qui, sur le champ de la pédagogie, associent des acteurs qui apprennent à travailler, enfin, ensemble : parents et enseignants, professeurs et artistes, pédagogues et travailleurs sociaux, etc. Si le mot de partenariat est trop souvent utilisé pour désigner de vaines copulations institutionnelles de méga-structures, il recouvre aussi toutes ces collaborations
de terrain, chercheuses et obstinées, où (re)nait l’espoir d’une éducation populaire
authentique, une éducation globale et citoyenne dans le respect de la spécificité de chaque profession et de chaque institution. Les solidarités qui s’esquissent là sont, à mes yeux, le ferment de vraies transformations en profondeur.

Pour les échéances électorales de 2012, sur quoi en priorité faut-il, selon toi, faire porter le débat public autour de l’école ? Et ensuite, les deux ou trois mesures à prendre très vite pour avancer un peu ?

J’ai la conviction qu’il faut, dans un premier temps, inscrire la question de l’école dans la question plus vaste de l’éducation, au risque de s’enfermer dans des querelles de réformes et de s’épuiser à modifier des modalités sans avoir interrogé les finalités. La question de l’éducation doit prendre en compte, tout à la fois, la dimension familiale, la dimension des « tiers lieux » associatifs, la dimension des médias – un objet de travail majeur pour les éducateurs, selon moi – et tout cela doit être inscrit dans la perspective globale de la formation tout au long de la vie. Nous pouvons être moins centrés sur l’école, pour pouvoir mieux y revenir. Et je suis très déçu, en ce sens, que les « projets éducatifs » des deux grandes formations politiques françaises se résument à des projets de réforme de l’institution scolaire. Sans une réflexion éducative globale sur les territoires dans laquelle l’Éducation nationale travaillera avec les autres acteurs de manière vraiment concertée, en sortant des querelles de prérogatives, mais en jouant la complémentarité, je crains qu’on tente de remplir le tonneau des Danaïdes. On aura beau rajouter des moyens – absolument nécessaires -, on ne fera que renforcer des enclaves scolaires, refuges ou repoussoirs, coupés des dynamiques locales capables de donner aux jeunes un cadre, des moyens convergents pour se construire, un accompagnement pour s’orienter correctement en matière professionnelle, mais aussi culturelle. C’est pourquoi je voudrais que nous créions, enfin, un véritable « Conseil supérieur de l’éducation » (et pas de l’école), adossé aux grands textes comme la Convention internationale des droits de l’enfant, et susceptible de se saisir, de manière indépendante, de toutes les questions afférentes au premier des droits des enfants : le droit d’être éduqué.
Mais cela n’est pas incompatible, bien sûr, avec deux ou trois mesures phares concernant l’école elle-même. La première, à mon sens, est d’autoriser très vite, sur la base du volontariat, la constitution d’« unités pédagogiques » à taille humaine. En effet, la fragmentation actuelle de l’enseignement paralyse les initiatives, interdit tout véritable suivi, ne permet pas l’apprentissage du collectif. Je voudrais que puissent se créer, dans les établissements, des « unités pédagogiques » regroupant quatre classes de même niveau ou de niveaux différents, encadrées par une équipe d’enseignants effectuant avec eux la totalité de leur service. Ainsi, les professeurs pourront-ils organiser des activités pédagogiques adaptées aux besoins des élèves. Dans ce cadre, l’apprentissage du collectif, la mise en place de rituels structurants, l’accompagnement personnalisé, l’entraide entre élèves deviendront possibles. Ces « unités pédagogiques » pourraient recevoir une dotation horaire globale annuelle et en rendre compte à postériori. Je suis aussi partisan qu’elles disposent d’un petit budget de fonctionnement. Un appel aux volontaires pourrait être lancé très vite !
Par ailleurs, il me semble que nous devons revoir complètement le système
d’évaluation. Je suis partisan de structurer le cursus scolaire en unités capitalisables. Contre l’aléatoire des notes, l’absurdité des examens (comment
peut-on encore défendre un système où un 13 en physique peut rattraper un 7
en français ou vice-versa ?) et les dangers du contrôle continu, les « unités
capitalisables » – qu’on doit toutes maitriser pour atteindre un niveau donné – constituent, pour moi, la seule modalité cohérente et exigeante. On renoue ainsi avec « la pédagogie du chef d’œuvre » et on fait de l’évaluation un outil de perfectionnement dans une pédagogie du « côte à côte ». C’est le seul moyen pour mettre en place « la diversification des parcours autour d’objectifs communs », combattre le redoublement, former à l’autonomie intellectuelle et articuler la formation initiale avec la formation tout au long de la vie.
Enfin, je crois qu’un des grands enjeux est de (re)faire de l’institution scolaire un véritable service public. « L’école doit être à elle-même son propre recours » : c’est en son sein que doivent être résolus les problèmes qui se posent et non à l’extérieur, moyennant finances. Cela impose de construire des bassins de formation afin de mettre en place un « service public d’éducation en réseau » où chaque élève peut être accueilli et pris en charge. Dans ce cadre, nous pourrons revoir les relations entre établissements publics et privés afin qu’ils soient des maillons d’une chaine solidaire – et non concurrentielle – au service d’une éducation démocratique. Il faut que, chaque fois qu’un élève est en difficulté, on puisse lui proposer une solution. Il faut que les parents ne soient pas placés systématiquement en position de « consommateurs », mais de partenaires de plein droit. C’est un chantier très difficile, mais il faudra s’y atteler très vite. Il y a urgence !

Quel doit être le rôle respectif selon toi des politiques, des experts, des enseignants, des citoyens dans leur ensemble par rapport aux choix concernant l’école ?

Je crois que l’école appartient à la nation. Donc aux élus pour ce qui concerne ses orientations fondatrices. Et aux citoyens pour ce qui concerne la mise en œuvre de projets spécifiques. Ces projets doivent être adaptés aux situations locales, mais obéir à un cahier des charges national clair et ambitieux sur les objectifs à atteindre et les priorités à poursuivre. Aujourd’hui, les établissements n’ont pas de véritable cahier des charges, ils ont des moyens (de moins en moins !), des circulaires et des contrôles (de plus en plus !) : cela ne permet pas de bâtir un projet à la fois mobilisateur, à partir des ressources locales, et clairement fléché vers des ambitions nationales… Les enseignants sont, bien évidemment, eux, les acteurs privilégiés dans ce projet, tant dans l’élaboration que dans la mise en œuvre. Ils ont une professionnalité centrée sur la transmission des savoirs aux élèves et, à ce titre, rien ne peut se faire sans eux, sans leur expérience, sans leur expertise de praticiens, sans leur engagement. Mais, pour autant, je crois qu’ils doivent travailler, dans l’établissement, avec l’administration, mais aussi avec tous les autres personnels, y compris les personnels de service dont le rôle éducatif est loin d’être négligeable ! Ils doivent aussi travailler avec les parents et, sur ce point, je crois que nous devons absolument revoir les choses : les parents sont, aujourd’hui, sur un strapontin ; on ne leur donne guère que le pouvoir de protester et de changer leur enfant d’école s’ils ne sont pas contents… avant de leur reprocher d’user de ces seuls pouvoirs ! Il y a des règles du jeu à reconstruire dans ce domaine pour une vraie co-éducation en actes, dans le respect – nécessaire pour les jeunes – des fonctions réciproques. Je suis partisan, très vite, d’ouvrir une concertation approfondie avec les associations de parents d’élèves sur ce point… Enfin, je crois que les experts sont infiniment précieux pour éclairer les citoyens. Mais à condition, bien sûr, qu’un travail de médiation soit fait pour rendre leurs travaux accessibles à tous. On en est très loin ! Sur les questions éducatives, contrairement aux questions de santé ou aux problèmes économiques, il n’existe pas beaucoup de « discours intermédiaire » entre les travaux scientifiques et la polémique racoleuse (en dehors des Cahiers pédagogiques !). C’est assez terrible de voir qu’en France les questions d’éducation, dont chacun dit qu’elles sont prioritaires, sont si peu, si mal « vulgarisées », au bon sens du terme… Enfin, parmi les acteurs qui participent aux choix concernant l’école, il y a les élèves eux-mêmes et on les oublie trop ! Il ne s’agit pas, ici, de leur « donner le pouvoir » – ce qui serait extrêmement démagogique – mais de dire que l’éducation est ainsi faite que rien ne peut se faire sans l’engagement de ceux et celles que l’on éduque. C’est quand on tente de faire sans eux que les élèves exercent le pouvoir dans l’école : par leur passivité ou leur agressivité, en contraignant les enseignants à les séduire ou à les réprimer… Une École qui n’implique pas les élèves dans le fonctionnement de l’école – en fonction de ce qu’ils peuvent comprendre et intégrer selon leur âge – n’est pas vraiment une École. C’est une machine qui s’épuise dans un dressage impossible… contraignant les enseignants à osciller entre la dépression et la répression, affirmant implicitement aux élèves que, décidément, « la vraie vie est ailleurs ».

Philippe Meirieu
Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk