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Un secret bien gardé
L’intelligence ou la mémoire masquée
Implicite et obscure, discrète et toujours associée à d’autres facultés jusqu’à se confondre avec elles, la mémoire entretient le mystère et prolonge le malentendu. Fort curieusement, elle contribue au développement de ce à quoi elle paraît s’opposer. La découverte d’une notion nouvelle n’est rendue possible que par la réorganisation des connaissances nécessairement conservées dont la rétention crée un horizon d’attente. Pour qui sait déjà beaucoup, la conduite spontanée révèle un grand talent. Tout travail réflexif s’opère à partir de chemins déjà tracés. Que peut le musicien sans la mémoire des notes et des enchaînements mélodiques, le lecteur du CE1 sans la reconnaissance automatique des mots, l’apprenti calculateur sans la connaissance parfaite de la suite numérique et l’entraînement au calcul mental ? On ne peut non plus résoudre un problème sans être rompu à la quête des relations numériques et au repérage des variables signifiantes et opérer quelques démonstrations géométriques au collège sans avoir préalablement mémorisé les théorèmes de base.
Ordre de la mémoire et désordre de la conscience
Les anciens ne s’y étaient pas trompés. La mémoire est effectivement essentielle à l’apprentissage. « Apprendre, c’est se souvenir » énonçait le philosophe Platon en faisant de la réminiscence la source de la connaissance. L’effort mnémonique conduisait aux principes qui régissaient le monde, à la manière dont les choses s’ordonnaient. La mémoire était associée à l’ordre. Mais Saint Augustin[[Saint Augustin Les Confessions éditions de la Pléiade, 1998.]] avec les idées de conscience et de réflexion, puis bien plus tard Descartes avec son cogito ont introduit le doute au cœur des savoirs maîtrisés. Ils ont fait perdre à la mémoire sa force et sa vigueur en la soumettant à l’épreuve de la réflexion. La méfiance à l’égard des automatismes a quelque chose de cartésien.
La manière de conserver
Toutefois, opposer mémoire et réflexion a l’avantage de mettre en lumière les procédés mnémotechniques. Pour retenir ses idées en sa propre conscience, Descartes préconisait de les enchaîner entre elles suivant un ordre logique. Pour profiter pleinement des Méditations[[René Descartes Méditations métaphysiques éditions Garnier Flammarion, 1993.]], il fallait les lire comme un roman mémorable. L’ordre des raisons était un moyen efficace dans la mesure où il présentait un ensemble d’idées organisé fondé sur la construction de liens logiques. Associer de nouveaux éléments à des images ou à des idées déjà connues en les simplifiant et en les organisant devenait le procédé le plus efficace pour les retenir. En semant le doute, Descartes avait ouvert la voie à la compréhension du fonctionnement de la mémoire : pour conserver le tout, il convient de ne pas chercher à tout conserver.
Ainsi, les conjonctions de coordination se retiennent facilement en formant une suite signifiante (mais, ou, et, donc, or, ni, car), les tables de multiplication étaient plus aisément apprises en chantonnant, les dates historiques se mémorisent plus efficacement grâce aux relations de causalité et l’espace géographique se fixe suivant un ensemble ordonné de repères. Bref, le sens purement logique ne suffit pas à la conservation des connaissances. Pour être préservé, l’objet doit être épuré et former une véritable structure sémantique, mélodique, logique ou spatiale. Pour être de plus en plus présent au sein de la conscience, la mémoire doit sans cesse s’exercer et réactiver les circuits qui l’actualisent. Comprendre ne prémunit pas contre l’oubli. Si la mémoire a besoin de sens, elle n’a pas besoin exclusivement du sens. Elle cherche à unifier, à simplifier et à s’orienter. Plus que d’une recherche de significations, c’est d’une direction à laquelle elle aspire. Voilà pourquoi, à vouloir trop approfondir les usages de la langue, l’Observation Réfléchie de la Langue n’a pu faciliter la construction de connaissances solides tandis qu’en s’appesantissant longuement sur le sens des opérations et sur le calcul réfléchi l’enseignement des mathématiques a affaibli la maîtrise des usages numériques et des techniques opératoires.
Le sens de l’oubli
Autrement dit, la seule recherche du sens favorise l’oubli. L’excès de compréhension annule la mémoire. L’apprentissage de la lecture le montre bien. Les jeunes lecteurs de CP-CE1 ont autant recours au sens qu’à la mémoire d’enchaînements sans signification. Dans la reconnaissance automatique de mots, c’est aussi bien, parce qu’ils découvrent que l’assemblage des syllabes fait sens que parce qu’ils progressent en matière de rapidité de reconnaissance, qu’ils opèrent plus rapidement les constructions sémantiques.
Par conséquent, la découverte de nouvelles connaissances ne signifie pas leur intégration automatique. Réflexion et expérimentation ne suffisent pas à leur mémorisation. Les leçons doivent être apprises et reprises. Pour maîtriser une connaissance, il faut mettre en œuvre des techniques de conservation, créer une chaîne, un fil conducteur, des raisonnements logiques ou analogiques et forger des habitudes. Cela suppose maintes activités de renforcement et d’entraînement. Combien de fois l’élève devra-t-il se confronter à la reconnaissance automatique de mots avant de lire et de comprendre ? Combien de fois devra-t-il mémoriser les tables de multiplication et s’entraîner au calcul mental avant de réussir rapidement de multiples opérations numériques ? L’enseignement doit offrir des plages d’aides personnalisées pouvant entretenir et renforcer ces apprentissages. C’est le sens de la réorganisation actuelle de l’enseignement que de prévoir des espaces de gestion cognitive pour les plus démunis et moins à même de bénéficier de coachs privés. Deux heures par semaine y suffiront-ils ?
La mémoire vive
Toutefois, la question de la mémoire n’est pas sans ambivalence politique. On ne peut l’évoquer sans souligner le rapport de familiarité qu’elle entretient avec le passé. La mémoire revisite le passé, transmet la tradition et nous épargne la crainte de l’inconnu. En conservant en l’état, elle préserve notre identité et en favorisant les commémorations, elle alimente la nostalgie d’un monde révolu. Loin d’être désir d’avenir, elle est rêve du passé dont on ne fait pas table rase. Mais c’est oublier qu’en l’exerçant on évite de l’encombrer d’un fatras de détails inutiles.
Une mémoire bien exercée économise la charge cognitive. C’est à ce prix qu’elle fait progresser l’intelligence et la réflexion. Seul l’élève qui possède les automatismes essentiels peut se consacrer à de nouvelles découvertes. En reconnaissant automatiquement les mots, il peut s’affranchir du travail laborieux de déchiffrage et libérer son pouvoir de comprendre et de penser. Sa mémoire a forgé de solides habitudes mentales l’autorisant à penser et à réfléchir.
L’élève brillant n’est autre que celui qui maîtrise le plus grand nombre d’automatismes dont l’effet cumulatif lui confère sa vivacité d’esprit. Plus libre, il élargit son champ de références en prenant appui sur d’autres manières d’être et d’apprendre que la sienne propre. Plus économe en efforts perceptifs, il peut s’ouvrir à une culture plus étendue. Jusqu’à quand tardera-t-il à livrer son secret ?
Jean-Michel Wavelet, Inspecteur de l’Éducation Nationale Adjoint + ASH de la Meuse (adaptation scolaire et scolarisation des élèves handicapés).
On se reportera également à la série de fiches ressources pour l’ASH à disposition des enseignants sur le site de l’IA de la Meuse. Simples et pratiques, elles peuvent aider utilement chacun à accompagner plus efficacement des élèves différents. L’une d’entre elles traite de la mémorisation.