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Un plaisir de collège

Luc Cédelle n’est pas enseignant. Journaliste au Monde de l’Éducation, et maintenant au Monde, il a su se placer à bonne distance pour nous donner à voir ce qu’est Clisthène, annexe expérimentale, depuis 2002, du collège du Grand-Parc à Bordeaux.
Son livre est passionnant de bout en bout et se lit comme un roman. Il est allé y voir réellement, sur place. Son observation centrale : Clisthène est bien pour les élèves le collège du plaisir de travailler, d’apprendre, de se comporter avec civilité et sans violence. Ce plaisir ne s’oppose en rien à l’effort nécessaire pour tout apprentissage et qu’on ne saurait confondre avec la souffrance, la géométrie dans les spasmes ou les règles (de grammaire) douloureuses. Et ce plaisir d’apprendre observé chez les élèves, se double pour les professeurs d’une jubilation professionnelle maintes fois exprimée par tous. Ils disent le plaisir d’être ensemble professionnellement, de s’épauler, d’échanger quotidiennement et de rompre, jusque dans la classe, la solitude traditionnelle de l’enseignant de fond. La coupure entre gérer, éduquer, enseigner n’existe plus à Clisthène. « Ce mode de travail permet d’échapper aux relations hiérarchiques infantilisantes – ou le supérieur a toujours tort et, par définition, n’a jamais “rien compris” – qui sont le lot d’une majorité d’établissements. »
Luc Cédelle a tout vu, tout analysé en détail des dispositifs pédagogiques. L’accueil du matin avec son « sas anxiolytique », l’emploi du temps hebdomadaire mobile et son tiers-temps (cours disciplinaires, interdisciplinarité, ateliers), les GT (groupes de tutorat) et leurs temps de bilan hebdomadaire, les cours magistraux classiques, les rôles pédagogiques et éducatifs que les élèves sont appelés à jouer dans et hors de la classe, les dispositifs d’évaluation par compétence, la place prise par les parents, celle donnée aux intervenants extérieurs, mais aussi l’extrême attention et les contrôles parfois tatillons et même malveillants exercés par les autorités académiques et certains IPR en particulier, tout y est regardé avec précision et pertinence. De plus, Luc Cédelle n’oublie pas la dimension humaine de ce nouveau Poème pédagogique. Il nomme les acteurs et nous les fait voir à l’œuvre. Il les surprend dans le moment même où ils accomplissent les gestes professionnels les plus réfléchis ou les plus spontanés, les plus complexes aussi.
Et il n’esquive aucune des objections qui nous viennent à l’esprit.
Oui, Clisthène, malgré ses excellents résultats scolaires et sa réussite globale, n’est pas le jardin à la française sans herbes folles, sans accrocs ni défaillances. Non, élèves et professeurs n’y sont pas des extraterrestres. Oui, on y trouve aussi son lot d’élèves perturbateurs, inattentifs, chahuteurs. Non, il n’est pas aisé, ici comme ailleurs, de pratiquer une évaluation « par compétences », d’évaluer des tâches complexes et d’en mesurer les effets sur les apprentissages, d’évaluer la part individuelle dans une activité collective de groupe, etc. Oui, « l’attention des élèves, comme partout, est toujours à conquérir, jamais confortablement acquise. »
L’équipe pédagogique doit veiller aussi aux dérives qui les guettent comme souvent dans des expériences novatrices. Il faut se défier des glissades vers un « psychologisme exacerbé » qui les conduiraient à légitimer et « expliquer » certains échecs scolaires plutôt que de chercher obstinément, comme ils le font, des moyens pédagogiques pour y remédier. Et on y est conscient des emballements possibles lors des semaines interdisciplinaires, lors du tiers-temps en ateliers où l’on peut facilement gaspiller du temps d’enseignement sans grand profit d’apprentissage. Et que pour parer à ces dérives toujours menaçantes, l’équipe redouble de rigueur par la qualité et le cadrage des thèmes étudiés.
Clisthène est-il un modèle transposable ailleurs. Réponse : non, « ni transposable, ni généralisable, ni duplicable » en l’état. « Avec sa centaine d’élèves » c’est « une entité où il est indéniablement plus facile d’établir une ambiance paisible ». Clisthène ne se veut ni un modèle, ni un donneur de leçons. Il veut rester modeste, prendre au sérieux les objectifs pédagogiques officiels du système, dire « chiche » et tenter de mettre en œuvre réellement ce qui est affiché et proclamé dans les circulaires… Pour un tel collège il faut, selon le mot de Vincent Guédé, professeur d’histoire, « un projet, une équipe, une motivation ». Ce qui n’est pas ordinaire ni bien vu et soutenu dans l’Éducation nationale, surtout dans le climat délétère et destructeur généré aujourd’hui par la politique du gouvernement.
Luc Cédelle n’esquive pas non plus les objections voire les procès que l’on fait souvent à Clisthène. Sur la surcharge de travail des professeurs, par exemple. Oui, Vincent Guédé, comme ses collègues, cumule parfois jusqu’à 23 heures de présence au collège par semaine. Mais non, il est loin de désirer revenir aux 18 heures traditionnelles. Car la variété des rôles exercés à Clisthène, le travail en équipe, une relation différente aux élèves, aux familles, la possibilité surtout de laisser libre cours à son imagination et à sa créativité pédagogiques, font que personne ne regrette d’y travailler.
À Clisthène, on doit aussi dépenser beaucoup d’efforts pour la survie d’un collège constamment dans le collimateur de l’institution, et on doit « consommer une grande part de l’énergie à déjouer les menaces extérieures ». Car tout le monde ne voit pas forcément d’un bon œil l’annualisation des services, les emplois du temps mobiles à refaire toutes les semaines, les remplacements exercés sans le recours aux TZR ou contractuels, et donc la suppression de la calamiteuse « salle de permanence », la direction collégiale où les hiérarchies et les chefs ne sont plus ce qu’ils étaient, etc.
Enfin, un des mérites éminents de cet ouvrage est de resituer Clisthène comme contribution en actes aux débats toujours actuels et récurrents sur l’école.
Luc Cédelle montre calmement, sans entrer en phase avec l’incroyable virulence des antipédagogues, que ce collège est une réponse concrète et sans ambiguïté aux prétendus « républicains » qui se veulent les contempteurs de toute pédagogie. Clisthène est une réponse aux insultes délirantes et haineuses proférées par un Finkielkraut allant jusqu’à traiter Philippe Meirieu de nazi en l’accusant de « complicité intellectuelle avec les usines de la mort » ! Une réponse convaincante aux Brighelli, Le Bris, Lurçat et consorts qui ont aujourd’hui l’oreille et les faveurs du ministre Darcos. Et le journaliste analyse, avec la distance dépassionnée nécessaire, les raisons qui expliquent l’émergence et la haine surdimensionnée des antipédagogues pour lesquels Clisthène constitue le lieu de tout ce qu’ils abominent.
Luc Cédelle termine son livre par le plus bel éloge qu’on peut faire de ce collège : il aurait aimé, dit-il, que ses enfants y fussent scolarisés, et, de plus, il regrette de ne pas être lui aussi enseignant pour pouvoir y travailler…

Raoul Pantanella