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Un dispositif pour prendre le temps d’entendre les élèves

Au collège Paul-Éluard de Brétigny-sur-Orge, dans l’Essonne, une équipe pluridisciplinaire a imaginé un dispositif pour prévenir le décrochage scolaire. La prise en charge est adaptée à chaque élève et repose sur un entretien dit « d’exploration », élaboré et théorisé à partir de divers apports universitaires et de l’expérience de chacun.

L’aventure a débuté il y a huit ans. J’exerçais en qualité de professeure d’EPS dans un collège difficile. Les collègues et moi-même avions le sentiment d’avoir toujours un train de retard, de travailler toujours dans l’urgence, sans pouvoir assurer un suivi régulier des élèves posant problème. Partant des comportements les plus difficiles, nous nous sommes progressivement intéressés à ces élèves qui se font moins remarquer mais qui ne fournissent aucun travail personnel, qui passent à la trappe par manque de temps ou par erreur de diagnostic.

Voilà les points clés sur lesquels nous souhaitions agir : diminuer les exclusions, les récidives, les punitions incomprises, vécues comme des attaques, nourrissant le cercle vicieux du décrochage, et le sentiment d’impunité ; lutter contre notre sentiment d’urgence permanente, de frustration lié au manque de temps et de moyens : travailler comme nous l’imaginions et offrir une présence attentive à des fins éducatives ; améliorer nos communications en interne pour pouvoir être plus efficaces dans la prise en charge des élèves ; permettre un partage des informations par une équipe élargie, nourrie par les compétences de chacun ; optimiser les moyens variés existant dans le collège.

Un mardi sur mesure

Dans la construction du dispositif que nous avons appelé API (agir, préserver, impliquer), nous avons défendu l’idée selon laquelle prendre le temps de s’entretenir avec l’élève était incontournable. Et cet acte simple, mené de façon éthique, contenante, solide, cohérente, dans l’optique d’amener l’élève à réfléchir tout en s’appuyant sur ses points forts pour lui permettre d’évoluer plus sereinement au collège, nous a effectivement ouvert des portes. En effet, si nous écoutons les paroles d’anciens élèves décrocheurs, une chose revient parmi la multitude des récits : le sentiment d’être transparent, de ne pas être reconnu comme une personne à part entière. Comment accorder une présence attentive à chacun, nécessaire à la construction identitaire et au développement de l’estime de soi, lors de cours de cinquante-cinq minutes qui s’enchainent, avec trente élèves par classe ?

Chaque semaine, trois élèves montrant des signes de décrochage potentiel sont choisis par la CPE (conseillère principale d’éducation), en lien avec les professeurs principaux et la direction, pour intégrer le dispositif.

Ces élèves sont reçus le mardi dès 9 h. Un emploi du temps spécifique est constitué pour la journée dont la pierre angulaire est un entretien d’exploration mené par un professeur coordonnateur. Le reste de la journée est dévolu au sport, à la relaxation, au travail scolaire sur un point défini en amont avec le conseiller pédagogique, au rattrapage des cours de la journée avec un assistant d’éducation et à un travail dit de « réparation », soit une tâche ou une production, à définir selon le profil de l’élève avec le professeur coordonnateur. En fonction de la situation ou de l’entretien d’exploration, la journée peut être jalonnée d’autres entretiens avec d’autres interlocuteurs (infirmière ou médecin scolaire, assistante sociale, conseillère d’orientation psychologue, CPE, etc.). Un entretien bilan est prévu en fin de journée avec le professeur coordonnateur.

Pendant une période d’une à trois semaines, le professeur coordonnateur revoit l’élève pour un suivi, pendant une dizaine de minutes chaque semaine. Si besoin, des tuteurs prennent le relai.

« Une écoute tripolaire »

Pour prendre le temps d’entendre l’élève dans sa spécificité, de pouvoir le comprendre, de cibler ses forces afin de s’appuyer sur celles-ci de manière non factice, nous avions besoin de nous inventer l’entretien d’un professeur face à un élève. N’étant pas psychologues, mais ne voulant pas passer à côté de l’histoire de l’élève, il nous fallait évoluer dans notre professionnalité, tout en ne dénaturant pas notre mission ! Pour répondre à l’intervention spécifique que nous recherchions, nous nous sommes inspirés de divers courants théoriques en nous appuyant sur notre expérience. Nous avons au fil des ans théorisé notre technique d’entretien dit « d’exploration ». En voici les trois grands principes.

  • Ne pas juger. Avec l’accueil inconditionnel et l’écoute active, ce sont les principes de base de notre posture (cf. Carl Rogers). Cela permet aussi d’effectuer une rupture pour surprendre l’élève qui a déjà vécu des recadrages et le sécuriser dans un entretien contenant.
  • Rappeler des limites, tout en dissociant l’acte commis de la personne : ne pas dire « tu es dangereux » mais « ce que tu as fait est dangereux, tu as eu de bonnes raisons pour te conduire comme cela. Pourtant, tu comprends bien que nous ne pouvons accepter cela, chaque élève doit être en sécurité ici. Nous devons essayer de comprendre ce qui t’a poussé à agir comme ça, pour trouver d’autres solutions, sans nier l’émotion qui t’a poussé à agir ». Daniel Favre postule que les conduites sont cohérentes et que comprendre n’est pas accepter. À l’instar de Philippe Jeammet, nous pensons que l’adulte doit se positionner face aux actes de l’adolescent, sans jamais rompre la communication : rien n’est plus insécurisant que l’absence de limites. Pour résoudre ce paradoxe, nous choisissons de faire équipe avec l’élève, en entendant dans un premier temps tout ce qu’il a à nous dire, sans le juger. L’idée essentielle ici est d’essayer de le comprendre, dans la difficulté de ce qu’il vit. L’élève, sécurisé, peut prendre réellement ses responsabilités et entendre le positionnement du professeur, le rappel des règles et de leur fondement.
  • Faire naitre de la pensée là où il n’y a que de l’impulsivité. Aujourd’hui, les études en neurosciences affectives et sociales montrent la nécessité de poser des mots pour construire des connexions cérébrales. Les travaux de Jacques Lévine proposent d’entendre l’élève à travers une « écoute tripolaire » : le moi accidenté, soit le passé de l’élève et les souffrances qui peuvent y être associées ; le moi réactionnel, ce qui pose problème dans le comportement de l’élève aujourd’hui (en évitant deux écueils : dire que « tout le monde rencontre des difficultés et qu’elles ne doivent pas tout autoriser » nie le jeune dans sa spécificité ; à l’inverse, ne faire que le plaindre en ne parlant pas de ce qui se passe le nie dans sa capacité à réagir ; et, enfin, le moi intact, ce que l’élève porte en lui de forces, de qualités, qui peuvent lui permettre de surmonter la situation. Il ne s’agit pas de redorer l’image qu’a l’élève de lui-même à vide, mais de s’appuyer sur des éléments concrets.

Ainsi, à travers notre méthode d’entretien, nous organisons notre questionnement pour balayer ces trois dimensions, en sachant que le dernier niveau est l’occasion d’un moment que nous voulons cérémonieux, en fin d’entretien. L’enseignant s’implique en disant tout ce qu’il a entendu de valeurs, de forces, à travers les mots de l’élève : « Après tout ce que tu m’as raconté, je tiens tout d’abord à te féliciter. En effet, le fait de t’occuper ainsi de tes petites sœurs et de ces travaux ménagers alors que tu n’es qu’en classe de 5e est remarquable. Peu d’adolescents de ton âge font preuve d’une telle prise de responsabilités et d’une telle organisation dans leur vie personnelle. Au-delà de ça, cela montre que tu es une personne généreuse, sur qui l’on peut compter. Ce sont des valeurs importantes pour toi ? » L’élève a les larmes aux yeux, elle me dit merci. Je poursuis : « Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est pourquoi au collège tu ne parviens pas à utiliser toutes ces forces. Il y a sans doute des raisons à cela, que nous pourrions essayer de découvrir. Tu m’as dit que tu aimerais que les choses se passent bien au collège, tu serais d’accord pour que l’on essaie de voir comment activer ces forces au collège ? »

Un échange pour construire l’avenir

L’idée est que le travail engagé, à partir de là, en atelier « réparation », se nourrisse de cet instant d’échange. À travers des exercices et des tests pour découvrir ses forces et ses valeurs, l’élève va travailler sur ce qui est intact en lui, afin de construire de la cohérence et un appui pour l’avenir.

Ce qui nous manque encore, c’est un suivi à la hauteur des graines que nous plantons lors de cet entretien et de cette journée. Pour certains élèves, le déclic se produit et les choses s’apaisent. Pour d’autres, il est difficile de tenir dans le temps, et nous aurions besoin de poursuivre un accompagnement au sein duquel l’élève vit des choses concrètes, met en mots, prend ses responsabilités par rapport à ce qu’il souhaite, construit du sens, apprend à mieux déchiffrer ses émotions et à mieux se connaitre. Cette journée d’accompagnement, parenthèse dans ce quotidien effréné, a tenu depuis huit ans, au gré des changements de direction, des DHG (dotations horaires globales) plus ou moins facilitatrices, et des mutations de personnels. Elle demande un investissement sans faille, des bilans réguliers, une communication toujours renouvelée, et une adaptation perpétuelle. Le cadre, institutionnalisé par une décharge de coordination (quatre heures), a été un élément déterminant de la pérennité du dispositif. Pourtant, ce type de dispositif, où l’on prend enfin le temps d’entendre l’élève en pleine présence attentive, apparait comme une nécessité dans un système qui parfois nous écrase.

Stéphanie Duboulay
Professeure d’EPS, formatrice académique, académie de Versailles

Article paru dans le n° 572 des Cahiers pédagogiques, en vente sur notre librairie :

 

 

Entretiens en milieu scolaire

Coordonné par Michèle Amiel et Anne-Marie Cloet-Sanchez
L’entretien est une forme d’échanges avec les élèves, les familles, les collègues, les personnels ou les stagiaires, etc. Entre souci de relation et exigence d’efficacité, son exercice montre que c’est une compétence qui peut se développer, et devenir même un réel support des apprentissages pour chacun.