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Un cours n’est pas une œuvre d’art

Georges Lopez, l’instituteur de Être et avoir, a été débouté de ses prétentions à toucher des « droits d’auteur » sur le très beau film réalisé par Nicolas Philibert [[Nous en avions parlé dans les Cahiers pédagogiques (octobre 2002) suite à une projection en avant-première en présence du réaliateur à notre Rencontre d’été.]]. Les juges ont en effet soutenu que, contrairement à ce que revendiquait l’instituteur, celui-ci n’était pas « coauteur de l’œuvre » et ne disposait pas plus de « droits d’artiste interprète sur le film ».

J’ai toujours été offusqué par la démarche mercantile de ce maître d’école, un temps adulé par les médias comme « instituteur exemplaire » dans une classe unique idéalisée – son côté « profondément humain » aidant à faire accepter des conceptions pédagogiques pour le moins traditionnelles. Au-delà de cette affaire désolante, ce que je voudrais relever ici, c’est la folle prétention à considérer un cours, un ensemble de cours, comme une œuvre personnelle. Et derrière le dérapage de cet enseignant, peut-être poussé par quelque avocat peu scrupuleux, apparaît toute une conception du travail du maître qui est bien loin de celle que je défends et vis au quotidien.

Non, nous ne sommes pas des artistes, acteurs ou auteurs d’une dramaturgie. Moi qui adore le théâtre et qui ai tant appris d’ateliers d’expression dramatique, je me méfie (peut-être à cause de cela justement) de la tentation d’assimiler un cours à une scène qui met le prof en situation de se produire devant des élèves spectateurs… Quelle place cette vision d’un enseignant charismatique a-t-elle prévue pour l’apprentissage ? Au-delà des rapports humains qui se nouent dans la classe, au-delà du « brillant » du professeur, au-delà des apparences qui ne permettent guère de savoir si un cours est « réussi », il faudrait plutôt voir le professionnalisme, la compétence à faire que les élèves expriment le meilleur d’eux-mêmes, il faudrait savoir à quel point l’enseignant a su parfois s’effacer, se taire.
Le discours ordinaire sur l’École a bien du mal à renoncer à cette image du transmetteur magistral qui tend à faire oublier que l’essentiel du travail est invisible parce qu’il opère en profondeur. Défendre l’idée que l’élève est au centre, c’est combattre les faux-semblants d’un cours spectacle ou d’un autoritarisme qui réduisent les élèves au silence.

Dans le film de Nicolas Philibert, on assiste aux passionnantes relations qu’un maître a établies avec de jeunes villageois auvergnats, on baigne avec nostalgie et mélancolie dans une atmosphère de monde finissant, dans une école bon enfant qui peut se satisfaire d’une pédagogie quelque peu rudimentaire tant que le maître peut maintenir l’autorité paternaliste qu’on attend de lui.
À partir de cela, le réalisateur a effectivement créé une belle œuvre d’art. Il resterait à montrer avec une caméra le cheminement de l’élève qui apprend, tout seul et avec les autres, le geste du pédagogue qui sait tantôt être au premier plan, tantôt se mettre à distance. Si cela était réalisable, on verrait que, loin d’être un morceau d’anthologie, le « cours » est un moment ordinaire d’un itinéraire long et compliqué, souvent peu gratifiant, mais toujours émouvant quand la réussite, fragile et incertaine, est au bout du chemin.

On laissera les fantasmes artistiques à ceux qui n’ont pas compris quelles satisfactions on peut tirer d’un travail bien fait, bien mené, comme on disait sous la IIIe République…

Jean-Michel Zakhartchouk