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Travaux d’écriture : quels enjeux pour des ENAF ?

À l’exception des enfants atteignant l’âge de la scolarité obligatoire, la majorité des Élèves Nouvellement Arrivés en France accèdent dès leur arrivée à une scolarisation en français en cours de cursus scolaire. La règle préconisée par les textes officiels de la double inscription en division ordinaire et dans une structure CLIN, CLA ou CLANSA[[ http://carec.ac-bordeaux.fr/casnav/cadrereglementaireENAF.asp ]] implique que la langue française soit simultanément objet d’étude et moyen d’accès aux savoirs ce qui est a fortiori le cas dans les zones rurales ou urbaines à faible densité où ces structures n’existent pas toujours. Ces textes sont ambitieux car qu’il soit allophone ou francophone, peu familier de l’école ou régulièrement scolarisé dans le pays d’origine, issu d’un système éducatif proche du nôtre ou pas, l’élève nouvellement arrivé en France est contraint d’apprendre la langue française dans son usage scolaire et mis en concurrence avec les natifs.
Organiser les apprentissages en français nécessite de s’appuyer sur des savoirs et compétences parfois difficilement repérables : c’est le rôle des bilans d’accueil de déterminer le degré de proximité avec l’écrit en langue d’origine ou de première scolarisation. Cependant, même sans passé scolaire, tout individu a construit des représentations de ce que signifie savoir lire et écrire en rapport avec son âge, son développement intellectuel et culturel. Plongé dans un contexte nécessairement opaque, apprendre en français pour l’ENAF consistera à traiter des observations, c’est à dire les décoder, les évaluer, les transformer, les combiner, à produire des informations donc conceptualiser, déduire, redécouvrir, formuler, à utiliser les connaissances abordées en reproduisant, transférant, inventant, à mémoriser des contenus, des règles, des opérations fondamentales[[J.S. Bruner, The Process of education, Cambridge, Harvard University Press 1959, cité par B.A. Gaillot Eléments d’une didactique critique, PUF, L’éducateur, 1997.]], autrement dit des opérations mentales complexes dans une langue complexe. En situation scolaire, l’élève non francophone n’est donc pas simplement « apprenant » d’une langue étrangère, il est surtout élève et à ce titre, la langue dont il a à faire usage participe de la culture scolaire et des savoirs disciplinaires.

On ne peut pas attendre…

L’écrit occupe une place prépondérante dans notre système éducatif. Le coefficient est toujours plus fort aux épreuves écrites des examens, l’admissibilité aux concours s’acquiert par l’écrit. Dans les pratiques langagières scolaires l’écrit occupe une place aussi importante que l’oral, car c’est un facteur essentiel de réussite. L’argument est suffisant pour s’engager dès l’arrivée dans des travaux d’écriture quotidiens[[« Des Projets d’écriture en langue seconde », à paraître prochainement dans Les Cahiers VEI.]].
Ce parti pris pédagogique s’oppose radicalement à l’enseignement par paliers : il ne peut être question d’attendre une relative maîtrise de la langue à l’oral pour aborder en un second temps l’apprentissage de la lecture puis quand la compréhension des textes lus est acquise de s’engager dans la production d’écrit. La formation des ENAF est envisagée comme une évolution continue de type spiralaire plutôt que linéaire : chaque information engrangée modifiant ou contestant les acquis et représentations existants constitue une expérience de plus en plus complexe, une « re-sémiotisation »[[D. Bucheton (sd), Ecrire en ZEP, un autre regard sur les écrits des élèves, Delagrave CRDP Versailles 2002.]] de la réalité par l’apport de connaissances nouvelles. Il importe d’ailleurs d’avoir présent à l’esprit que pour un ENAF tout est complexe, même ce qui nous semble évident et pouvoir se passer d’explications. L’oral est aussi complexe que l’écrit sinon plus dès que l’on sort d’une communication simpliste c’est à dire telle qu’elle n’existe pas dans la réalité. Aborder la complexité ne signifie pas exclure la progression, l’action des enseignants ayant pour but de rendre intelligibles comportements, tâches et objets de savoir. Ainsi par exemple tout échange verbal entre maître et élèves est relayé par une trace écrite individuelle elle-même examinée collectivement à l’oral puis finalisée par un écrit élaboré collectivement, recopié ou retravaillé individuellement selon les compétences. Cet enchaînement circulaire d’activités langagières autour d’un objet de réflexion intellectuellement attractif « tisse » selon le mot de Dominique Bucheton dans une complexité croissante des notions, des savoirs linguistiques, des comportements de locuteurs, de lecteurs, de scripteurs.

Au-delà des compétences techniques

Qu’entendons-nous par écrire pour un élève non francophone qui vient d’arriver ? Jusqu’ au cycle 2, il participe au même titre que les natifs à l’apprentissage du fonctionnement du système alphabétique en insistant sur identification, signification et mémorisation du capital mots. A partir du cycle 3, il a déjà construit une représentation de l’acte de lire et écrire, plus ou moins proche de la nôtre selon qu’il a été scolarisé ou non et selon le système dans lequel il a effectué ses premiers apprentissages : dans une très grande partie du monde, savoir lire c’est savoir déchiffrer, écrire consiste à recopier ou restituer un texte appris par cœur. L’élève est rarement convoqué à élaborer du sens par lui-même et quand il l’est cela survient tardivement dans la scolarité. Dans le contexte français on ne peut donc exiger au début de production personnelle développée à la fois en raison de la méconnaissance de la langue française et du sens de l’activité. Un travail d’écriture aura l’aspect d’une simple trace écrite, malhabile voire difforme et erronée mais témoin de l’engagement personnel de l’élève dans l’activité proposée à tous. L’exercice quotidien de l’acte d’écrire à chaque heure de cours et dans différentes disciplines met en route un processus qui dépasse l’acquisition de compétences techniques. Comme l’écrivent D. Bucheton et J-C. Chabanne : « non, l’écriture ne se réduit pas à la rédaction ni à la communication différée : elle est pour l’élève un moyen de repenser l’expérience qui n’est pas assimilable à la seule remémoration ; elle est pour lui un moyen de travailler le savoir (savoir conceptuel, savoir culturel)… enfin elle est pour lui une occasion de construction identitaire. »[[D. Bucheton, J.C. Chabanne, Parler et écrire pour penser, apprendre et se construire, Paris, PUF 2002.]]
La mise en œuvre la plus efficace car la mieux adaptée à l’hétérogénéité d’une CLA, CLIN ou d’une division lambda accueillant un ou plusieurs ENAF est, selon nous, l’élaboration d’un projet d’écriture associé à une réalisation qui peut prendre différentes formes.
Ce peut-être aussi bien l’édition d’un recueil de poèmes par un groupe, que la constitution d’un glossaire dans chaque discipline pour un élève isolé dans une division hétérogène par exemple, mais un projet doit toujours être prétexte à l’étude d’un objet de savoir par définition complexe et résistant. Il est indispensable bien entendu de réfléchir à une progression des tâches et des activités proposées à l’intérieur du projet ainsi qu’entre les différents projets qui se succéderont au cours d’une année scolaire. Cette progression aura pour corollaire une différenciation des tâches attribuées aux élèves selon le moment de leur arrivée dans le groupe.
La réalisation d’une édition ambitieuse est aujourd’hui possible avec l’aide des TICE. L’utilisation des TICE est une orientation générale de la formation dans toutes les disciplines y compris le FLE (cf. la revue « Le Français dans le Monde »). Le passage à l’écrit est un temps fort de l’enseignement, sa pratique systématique est facteur de progrès, de « construction de soi, de sa pensée. La très grande variété des travaux d’écriture – de la constitution d’une liste au journal d’apprentissage – permet d’adapter cet outil d’enseignement à la très grande hétérogénéité des élèves non francophones. Complémentaire de la situation d’oral, le passage à l’écrit s’avère efficace pour mémoriser ce que l’on apprend. Un projet d’écriture stimule la motivation des élèves, il suscite en général une forte adhésion et favorise l’agir. L’aboutissement de la tâche a d’autant plus de valeur que l’effort est conséquent. L’apprentissage par l’épreuve – écrire relève d’un effort – est rarement convoqué pour ce type d’élèves alors qu’il est beaucoup plus valorisant pour eux de prendre les exigences en compte que de les minorer.
Le site du CASNAV de Bordeaux présente un certain nombre d’expériences de projets d’écriture menés par nos collègues enseignantes avec leurs élèves de CLA à l’adresse suivante : http://carec.ac-bordeaux.fr/casnav.

Dominique Carré et Claude Sabrier, CASNAV de Bordeaux.