Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

T’es pas mon genre

Pour créer ce spectacle, les comédiens mettent en place une scène, qu’ils jouent devant les élèves afin d’amorcer les premiers échanges : un homme attend, angoissé ; sa femme est en train d’accoucher, c’est leur premier enfant. Enfin, le médecin lui permet de rentrer. C’est une fille. L’homme sourit à sa femme, mais a du mal à cacher sa déception. Il aurait préféré un garçon. Il regarde à peine le bébé.

L’équipe ouvre ensuite le débat : comprenez-vous la réaction de l’homme ? Y a-t-il des différences entre les garçons et les filles ? Les éduque-t-on de la même manière ? Et à l’école, y a-t-il des différences ? Les réactions des jeunes sont nombreuses. Ils sont presque tous d’accord : à la maison, les garçons et les filles n’ont pas les mêmes droits.
Les jeunes sont invités à venir improviser des scènes sur la thématique « Les relations garçons-filles ». Ils rejoignent volontiers les comédiens. La scène qui revient le plus souvent concerne la permission de sortie. Celle-ci permet en effet de questionner l’éducation des filles et des garçons. Un jeune veut sortir avec ses copains. Le garçon obtient-il la même réponse que sa sœur ? Les craintes des parents sont-elles les mêmes ? Que ressent le jeune ? Le frère a-t-il le droit d’interdire à sa sœur de sortir ?

À la suite de ce temps d’improvisations et de débats, les jeunes ont eu la possibilité de s’exprimer sur l’égalité entre les filles et les garçons dans la vie familiale, sociale et sexuelle. Calin Blaga, auteur, a saisi cette parole pour nourrir l’écriture du texte. Le spectacle, restant le reflet des réflexions des adolescents sur leur propre tranche d’âge, est appelé T’es pas mon genre ! Il est diffusé depuis 2011 dans les collèges et les lycées.

Synopsis du spectacle
Sophie aime Damien, mais est attirée par Guillaume (archétype du mauvais garçon). Guillaume a envie de Sophie. Damien aime Sophie, mais ne sait pas comment lui dire. Sophie est la meilleure amie de Salima, qui n’a pas le droit de sortir. Au début du spectacle, aucun couple n’est formé.
La mise en scène met en valeur le texte écrit comme un conte moderne. Le spectacle glisse insensiblement du conte de fées au drame qui surprend les personnages, tout comme le spectateur, et permet de réfléchir à la notion de consentement dans la rencontre et le désir de l’autre. Le poids de l’image dans la société, via des représentations stéréotypées des filles et des garçons, est également une thématique abordée par le texte.
Le spectacle ainsi créé s’inscrit alors dans un dispositif d’intervention artistique au sein d’établissements scolaires appelé « évènement-spectacle ». En effet, ce qui anime le metteur en scène et les comédiens est de donner l’opportunité aux jeunes de s’exprimer sur l’adolescence grâce aux arts du théâtre : « Nous ne sommes pas là pour leur dire ce qui est juste et ce qui est faux, mais simplement leur proposer d’autres manières de voir les choses et d’en discuter ensemble. » Le dispositif invite les jeunes à débattre, participer et devenir acteurs des évènements :

  • Les débats permettent de mieux comprendre les conséquences de certains actes (moqueries, insultes, comportements déplacés). Ils permettent également aux élèves de s’apercevoir que la loi n’est pas qu’un élément de répression, de privation de liberté contre eux, mais qu’elle devient un moyen de les protéger.
  • Par l’improvisation, les jeunes peuvent se mettre à la place des personnages du spectacle, afin de mieux comprendre ce qui les anime (comportements, parcours émotionnel, pensées, hésitations), mieux comprendre l’histoire et proposer ainsi des alternatives au drame final. Les élèves jouent aux côtés des comédiens professionnels qui, rompus à l’art de l’improvisation, peuvent les aider à progresser dans leur expression et, plus largement, dans leur réflexion.

Trois temps

Ainsi dans cet « évènement-spectacle », il y a  trois étapes :

  • Le prologue est un temps de rencontre de vingt minutes à une heure, dans chacune des classes qui assistent à la représentation. Les comédiens jouent une scène volontairement problématique sur les relations filles-garçons. Celle-ci sert de déclencheur pour laisser les jeunes réfléchir et s’exprimer par le débat et la pratique théâtrale sur un des thèmes du spectacle, « ce que les filles pensent que les garçons attendent d’elles, ce que les garçons pensent que les filles attendent d’eux ».

En mars 2013, à la suite d’un prologue joué dans une classe de 3e, une élève finit par conclure : « Si on est dans la provocation, dans la séduction permanente, c’est aussi parce que la société nous incite à le faire. Nous voyons sans arrêt des femmes nues ou dévêtues, et cela réduit la femme à un objet. »

  • Après la représentation du spectacle, les élèves débattent avec les comédiens et une juriste de la Maison de justice et du droit.
  • L’épilogue, conçu comme un temps de bilan, permet de revenir sur l’ensemble du dispositif : les personnages du spectacle, la culpabilité de Guillaume (mérite-t-il d’être jugé et condamné comme cela se passe dans le spectacle ?), la responsabilité de Sophie (en a-t-elle une part ?), et sur les thématiques du spectacle : l’autorité, la confiance, le cadre (la famille, le regard des autres, les différences de traitement dans l’éducation des filles et des garçons).

Anne-Pascale Paris
Responsable artistique, compagnie Le lien théâtre


Un épilogue

Lors d’un épilogue en classe de 3e, les élèves ont échangé autour du personnage de Salima, qui est surveillée par son grand frère. Au cours du spectacle, Guillaume a tenté de persuader Salima de sortir avec lui sans succès. Une partie des élèves se montre favorable à l’idée que le grand frère a tous les droits sur ses sœurs : « C’est comme ça chez nous. C’est culturel. On doit obéir à son frère, c’est ce que j’entends depuis que je suis toute petite. » Ou encore : « Sans grand frère on n’est pas protégée ; dans le spectacle, il n’arrive rien à Salima. » Aux comédiens d’indiquer que dans le spectacle, Salima est très claire dans son refus de sortir avec Guillaume. D’autres élèves réagissent : « Et le père dans tout ça ?  », « c’est au père de décider, pas au grand frère ! Je ne suis pas d’accord avec eux ! Depuis tout à l’heure, je les entends parler du frère, mais personne n’a dit que ce rôle d’autorité revient au père. » Beaucoup d’élèves reconnaissent que les filles « sont plus surveillées que les garçons », moins libres de leurs actes. « C’est injuste que les filles et les garçons d’une même famille n’aient pas les mêmes droits. » Et d’autres élèves de répondre : « Une fille risque beaucoup plus en sortant qu’un garçon. Les parents (ou le frère) doivent la protéger. » À ce stade du débat, les comédiens proposent une nouvelle situation d’improvisation pour faire progresser la réflexion. La situation qu’il est demandé de jouer aux élèves est la suivante : Sophie et Guillaume sont un couple d’amoureux qui reçoit une invitation à une soirée. Sophie a très envie d’y aller, d’autant plus que c’est sa seule chance de revoir une amie d’enfance, Salima, présente à la soirée. Guillaume, lui, n’a pas envie d’y aller et il refuse de laisser y aller sa copine sans lui. L’élève qui jouera la petite copine a pour consigne de convaincre son ami de la laisser y aller. Les comédiens notent que l’improvisation est très réussie, car chacun des élèves s’accroche à ses arguments. L’élève incarnant Guillaume indique qu’il y aura d’autres garçons. Ce à quoi lui répond l’élève incarnant Sophie : « Et alors ? Je n’y vais pas pour eux ! C’est mon amie que je veux revoir. » Elle met en avant la relation de confiance qui les relie, qu’elle sait ce qu’elle fait : « Les autres garçons, je ne les verrai même pas. » Les comédiens notent par ailleurs que l’élève incarnant Sophie a longtemps hésité au préalable avant de jouer. Elle explique que si cette situation lui arrivait dans la réalité, elle se serait pliée, sans discuter, à la décision de son petit copain : « Ben c’est simple, je ne vais pas à la soirée. » À la fin de l’improvisation, l’élève est sure du bienfondé de ses arguments. Les comédiens lui font remarquer que le passage par le jeu l’a amenée à changer d’avis.


Un débat

Les élèves ont réagi vivement lorsqu’il leur a été demandé si le spectacle leur paraissait réaliste : « On a travaillé sur les stéréotypes toute l’année, ça nous saute aux yeux. » Pour d’autres, le spectacle n’est pas un « cliché ». « Chacun de nous s’est retrouvé dans un personnage. [Il y a une] part de vérité quand même. » Et le personnage de Sophie ? « On voit que Guillaume, il a un problème dans sa tête. Ça me dérange que Sophie se laisse autant faire. » Une comédienne évoque la manière dont elle incarne Sophie : « Pour moi, Sophie voit le danger. Elle découvre qu’elle peut séduire. Elle a envie de vivre ça. Quand il commence à la toucher, elle a envie de se laisser aller à ça. […] Elle a essayé de dire non. » Le personnage de Salima a également suscité le débat : « Sa situation est un cliché. » Aux comédiens d’ajouter : « Ça n’interprète pas la réalité [que vous connaissez]. On ne prétend pas raconter toute la réalité. Le personnage de Salima est aussi né de ce que les garçons ont improvisé avec nous, comédiennes [lors du processus de création à Villeurbanne]. […] L’auteur [a nourri l’écriture du spectacle avec] la volonté de domination des garçons. […] Est-ce que cette représentation est réservée aux quartiers, à une culture maghrébine ? Orientale ? [On retrouve] cette volonté de domination ailleurs, mais elle se [manifeste] autrement. »