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Sous l’histoire des arts, l’art lui-même
Qui donc déplorait être né trop jeune dans un monde trop vieux ? Cette question me passait par la tête tandis que je lisais les articles qui composent ce dossier consacré à l’histoire des arts, mais pour des raisons qui en inversent le propos : l’histoire des arts, me disais-je, cette ancienne revendication, ne nait-elle pas « trop vieille » dans une nouvelle école, une école naissante et qui se cherche, bref, une école « trop jeune » ? Je me doute bien que ce propos introductif pourra paraitre bien énigmatique, et je m’en explique au plus vite.
L’histoire de l’art, cette vieille dame
De quoi nous parlent en effet les différentes contributions ? De la fécondité pédagogique de l’interdisciplinarité ; des espaces numériques de travail ; du projet d’établissement ; du langage des images ; de l’approche sensible et ludique des œuvres, voisinant l’éloge de la transmission et de la chronologie qui fait sens ; de la place et du rôle des institutions culturelles dans le paysage éducatif contemporain. C’est bien toute cette école qui bouge et qui innove qui « tombe » ainsi sur le dos de la vieille dame histoire des arts, ou plus exactement sur cette histoire de l’art, qui n’est pas née de la dernière pluie, malgré cette tentative de lifting sous la forme d’un pluriel – histoire des arts – objet de toutes les gloses et d’une furieuse polémique dans la corporation des historiens d’art. Au fond, ce dont témoigne ce dossier, c’est d’abord de l’extraordinaire inventivité des enseignants, de l’intensité de leur désir d’innovation, de leur engagement dans l’invention de ce qu’il m’arrive d’appeler « l’école qui vient ».
Les expériences esthétiques de chacun
Pour le coup, ma crainte pourrait être que l’histoire des arts ne soit réduite à jouer le rôle d’une sorte de levier du changement et de l’innovation, au détriment de ce qui me semble tout de même demeurer l’essentiel : l’art lui-même, l’expérience esthétique. Cette crainte est toutefois tempérée par une autre ligne de force qui traverse le dossier : le droit éducatif reconnu à l’expression et au travail de l’émotion, à l’expérience sensible des élèves, mais aussi de leurs enseignants. Les pages dans lesquelles des enseignants racontent simplement et avec une réelle sincérité leur premier choc esthétique m’importent, parce qu’elles confèrent une sorte de légitimité éducative à la subjectivité de chacun d’eux. Chaque année, au début de mon cours consacré à l’art et à l’éducation, je demande à mes étudiants de bien vouloir me parler d’une expérience esthétique personnelle. La difficulté initiale de cette prise de parole-là, puis la découverte en soi-même de ces traces souvent insoupçonnées et comme ressuscitées, j’en ai chaque fois la preuve vivante, ouvrent en chacun de nous des portes précieuses, pour nous, mais aussi pour les autres.
C’est pourquoi ma brève contribution sera dans mon insistance sur ce qui demeure pour moi l’essentiel, et que l’histoire des arts ne doit pas recouvrir : la possibilité, pour tous nos élèves, à l’école primaire bien sûr, mais particulièrement au collège et encore au lycée, de vivre et réfléchir à une expérience esthétique véritable et personnelle.
Une bonne nouvelle ?
S’il me faut en quelques lignes définir mon point de vue sur cette question, la thèse que je défendrai tiendra en trois phrases.
La première pour dire que l’entrée de l’histoire de l’art – des arts – dans les programmes de l’enseignement est bien sûr une bonne nouvelle, mais que ce nouvel enseignement est gros d’une dérive qui pourrait obscurcir la « bonne nouvelle ».
La seconde phrase sera pour préciser que l’introduction de l’histoire des arts est, certes, une bonne chose si elle contribue pleinement à l’éducation esthétique, une chose beaucoup plus contestable si l’abord esthétique de l’œuvre d’art y est réduit à la lecture de l’image, si l’œuvre y est assimilée à une image à lire ; ma crainte ici n’est pas exagérée, et la façon dont l’institution scolaire a fini par « digérer » le cinéma à la rubrique lecture de l’image doit nous alerter.
La troisième et dernière phrase enfin sera pour poser la question qui me parait incontournable, et qui devrait être, selon moi, la question préalable : qu’est-ce au juste qu’une image d’art ? Qu’est-ce que cette image d’art qui ne se donne pas comme un objet à lire, à décrypter, à déchiffrer, mais comme une forme symbolique dont le sens n’est pas dissociable de l’émotion qu’elle me procure, bref de l’expérience esthétique à laquelle elle m’ouvre ? J’ajouterai, parce que cela me semble, sur le plan pédagogique, essentiel, qu’il s’agit là tout autant d’une question esthétique que d’une question anthropologique. Des Vénus de la préhistoire et des peintures rupestres aux images de l’art vidéo, en passant par la sculpture africaine, l’architecture romane, la peinture abstraite et bien d’autres formes symboliques, « dans l’histoire humaine, comme l’écrit le grand historien d’art Hans Belting, la fabrication des images atteste une persistance et une continuité au moins égales à celles de la “question de soi”, que l’homme n’a jamais cessé de se poser[[Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Gallimard, 2004.]].»
Méconnaissance du visuel
Un autre grand historien d’art, Georges Didi-Huberman, nous montre comment l’histoire de l’art dans sa forme traditionnelle tend à méconnaitre le visuel, ce qu’il appelle « l’efficacité visuelle », et dénonce sa propension à l’oublier au profit d’un « visible » réduit de surcroit à du « lisible[[Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Gallimard, 1990.]] ». Il serait pour le moins très regrettable, avouons-le, que l’histoire des arts contribue à cette réduction, quand l’histoire de l’art elle-même cherche à y échapper ![[Hans Belting est également l’auteur d’un ouvrage dont le titre seul portera à réfléchir : L’histoire de l’art est-elle finie ?, Gallimard Folio, 1997.]]
Réhabiliter l’expérience esthétique est la seule voie qui conduise à comprendre pleinement ce qu’est une image d’art. À quiconque en douterait, je recommanderai la lecture des premières pages de Devant l’image. Georges Didi-Huberman y parle de sa première rencontre avec une fresque de Fra Angelico, dans l’une des cellules du couvent San Marco, à Florence. Non, nous dit-il, ce à quoi nous avons affaire en pénétrant pour la première fois dans la cellule, ce n’est pas à une Annonciation, à du texte mis en peinture ni même à un récit pictural, mais bien un poudroiement de lumière qui vous submerge.
Sans cette expérience-là, il n’y aurait pas d’art, et encore moins d’histoire des arts.
Alain Kerlan
Institut des sciences et des pratiques d’éducation et de formation, Université Lumière Lyon2