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Sortir « pour regarder quelque chose »

Le parcours Théâtre : des objectifs pédagogiques, à articuler avec la construction des adolescents.

Comme chaque début d’année, je prépare une fiche sur laquelle je consigne les œuvres au programme et les différentes sorties théâtrales envisagées (au minimum quatre). Afin d’inciter les élèves à participer aux sorties, je me sens obligée de justifier le lien entre la pièce choisie et les textes ou les notions qui seront étudiés durant l’année. Par exemple, j’explique qu’Amore de Pippo Delbono permettra de comprendre la notion de « spectacle total » qui sera abordée lors de l’analyse du Malade imaginaire de Molière, ou que la représentation de 1983 élaborée par Margaux Eskenazi pourra être exploitée lors du parcours « écrire pour combattre » en lien avec La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges.

L’obtention de places à l’Opéra Garnier ou Bastille est d’ailleurs conditionnée à la pertinence du projet pédagogique soumis. L’année dernière, afin d’assister au ballet Le Rouge et le Noir de Pierre Lacotte, il m’a fallu justifier pédagogiquement (scolairement) mon désir d’emmener mes 1res à l’Opéra.

Ainsi présentées, les sorties culturelles, bien qu’hors les murs de l’école et en soirée, ne semblent constituer qu’un prolongement du cours, ce que suggèrent Ismaël ou Danya, des élèves de 1re, lorsque qu’ils écrivent, dans leur carnet : « J’ai trouvé ces sorties enrichissantes pour m’avoir montré la matière français sous une autre forme que l’écrit. Elles m’ont permis d’ajouter des images plutôt que des mots à des procédés nécessaires pour nos écrits. » « Ces sorties constituaient […] une façon plutôt simple d’acquérir des connaissances » que « nous pouvions réinvestir […] dans notre travail en cours de français. »

Mais pour Eleya, « elles [les sorties au théâtre ou à l’opéra] étaient scolaires sans trop l’être vraiment. Elles étaient très utiles pour nous sur le plan scolaire, mais la sortie en elle-même ne me faisait pas ressentir ce côté scolaire, loin de là. J’avais plus l’impression de faire une sortie avec ma classe pour aller regarder quelque chose (comme si on allait on cinéma). »

Qu’aller chercher au théâtre ?

Est-ce réellement la visée d’un objectif purement scolaire qui est recherchée lors de l’organisation de parcours Théâtre ?

Plus ou moins consciemment, si la mémoire des objectifs pédagogiques à atteindre avec mes élèves peut guider mes choix, lorsque je sélectionne les représentations de mon parcours Théâtre, je cherche principalement à faire vivre à mes élèves une expérience esthétique sensorielle féconde en sensations.

Pour ce faire, j’opte, d’une part, pour des mises en scène proposant différents dispositifs scéniques : scène bifrontale, comme pour 7 Minutes de Maëlle Poésy ; recours à des casques audio, média entre la voix du comédien et l’oreille du spectateur, comme dans Onéguine de Jean Bellorini ; spectacle « mouvant » comme pour Exhibit B de Brett Bailey.

D’autre part, j’aime réserver quelques mises en scène spectaculaires (un ballet) ou fantasques (Lewis contre Alice de Macha Makeïeff), qui troubleront l’entendement de mes élèves ; ceux-ci n’ayant d’autre possibilité que de se laisser porter par les sensations (visuelles, auditives ou olfactives) éprouvées. L’objectif est de surprendre mes élèves, et de replacer leur corps au centre de l’expérience artistique vécue.

Cette visée a particulièrement été atteinte lors de la représentation du Couronnement de Poppée mis en scène par Christophe Rauck en 2010 – opéra au cours duquel plusieurs élèves ont été physiquement touchés par la voix de la soprano Valérie Gabail –, ou lors de la sortie à l’Opéra Garnier : le faste du lieu – inconnu des élèves et visité de nuit –, les a enchantés, si bien qu’ « émerveillés » par le Palais, comme l’affirment notamment Eléya, Lina, Isabelle et Kirthika, ils ont facilement été séduits par le ballet du Rouge et le Noir au point de considérer cette soirée comme « incroyable ».

Le gout du théâtre

Par cette recherche du plaisir, j’espère susciter et développer leur gout pour le théâtre. Rien ne me ravit plus que d’entendre que Tasnim souhaite retourner prochainement voir un opéra, ou d’apprendre, quelque temps plus tard, que Souhaïla a intégré un projet théâtral.

Au-delà de la poursuite de cette quête du plaisir du spectateur, je pense que les représentations théâtrales, par « la diversité des expériences humaines [et esthétiques] auxquelles elles donnent accès », participent au « développement personnel1 » et à la construction identitaire des élèves par l’affirmation assurée de leurs gouts artistiques.

Le plus souvent, je me refuse à étudier, en amont, la mise en scène que nous allons voir (je me contente de communiquer les éléments nécessaires à la compréhension de la pièce ou de prévenir mes élèves de la présence de certains détails qui pourraient les offusquer) afin de favoriser, après coup, l’expression d’un avis subjectif non conditionné et l’affirmation de leurs gouts esthétiques personnels. J’organise toujours un temps d’échanges à la suite de la représentation. Soit à chaud dans le hall ou sur le parvis du théâtre, voire en bord plateau avec les comédiens, metteurs en scène ou techniciens. Soit quelques jours plus tard en classe (quand le caractère déroutant de la mise en scène nécessite un temps de décantation, comme après la représentation de Seul ce qui brule de Julie Delille).

Critiques littéraires

Les élèves s’érigent alors en critiques littéraires, partageant leur ressenti en s’appuyant très concrètement sur un geste fait par un comédien, sur les jeux de lumière, sur un accessoire, sur les variations sonores, etc. Nait alors une « analyse chorale » de la pièce vue, durant laquelle se produit une « coreconstruction mémorielle » et une « co-interprétation2 » du spectacle, prolongeant le plaisir sensoriel de l’expérience théâtrale grâce à son intellectualisation et à une prise de position personnelle.

Dans le foisonnement de ces points de vue d’élèves convergeant ou se heurtant sans rechercher l’assentiment du professeur, s’efface également la relation hiérarchique entre savant et apprenant établie par le cadre scolaire, pour laisser place à une conversation plus amicale, plus confidentielle, où la parole des élèves est aussi légitime que celle du professeur. L’instauration d’un tel climat de confiance, où la parole peut se déployer sans craindre le jugement du professeur, est, par exemple, apprécié d’Isabelle, une élève de 1re, qui affirme avoir bien aimé les « débriefings […] où l’on donnait nos opinions ».

Cette liberté d’expression extrascolaire, permettant aux élèves d’avoir confiance en leurs ressentis et en leurs jugements, c’est-à-dire de se construire en tant que spectateurs, influe sur leurs interventions dans le cadre scolaire, et les pousse à oser des interprétations qu’ils ne se permettraient pas de formuler s’ils doutaient de la légitimité de leur parole.

Futurs citoyens

Enfin, ces sorties théâtrales extrascolaires sont également un prétexte pour faire réfléchir les élèves sur des enjeux de société, pour favoriser leur ouverture d’esprit ou leur empathie, et peut-être pour les aider à se construire en tant que citoyens.

En sélectionnant des représentations comme Pompier(s) de Catherine Schaub, qui met en scène le procès de pompiers ayant abusé d’une « fille limitée », ou Le Fils de David Gauchard qui, en un sublime monologue, raconte le suicide d’un fils homosexuel incompris par sa mère séduite par les intégristes religieux, je souhaite sensibiliser mes élèves sur des sujets délicats, vers lesquels ils n’iraient peut-être pas spontanément, ce que reconnait Danya en écrivant avoir « vu des pièces qu’[elle] n’aurait pas été voir personnellement ».

Ainsi, l’organisation de parcours théâtraux outrepasse le cadre des connaissances et des compétences scolaires. Vouloir subordonner les représentations artistiques à des objectifs purement pédagogiques risque de nous faire oublier que le « personnage-clé » de toute représentation est le spectateur3, donc l’élève, lequel vient savourer un moment de plaisir « pris en commun4 » avant d’apprendre une notion littéraire, pour ensuite forger et affiner ses gouts esthétiques personnels et ses valeurs citoyennes.

Je me demande même si la déconnexion des sorties au domaine scolaire n’est pas à expliciter et à mettre en avant auprès des élèves, afin de ne pas seulement toucher les élèves volontaires, soucieux de leur réussite au baccalauréat, et de pousser les plus réticents face à l’enseignement des lettres à participer à des parcours Théâtre pour leur simple plaisir personnel et leur enrichissement culturel.

Céline Rebelo
Professeure de lettres modernes au lycée Jacques-Feyder d’Épinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis)

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Notes
  1. Elsa Caron, L’école du spectateur en français langue étrangère, thèse en linguistique, université de Lyon, 2020.
  2. Voir Elsa Caron, op. cit.
  3. Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II. L’école du spectateur, Belin, 1996.
  4. Stéphane Mallarmé, Divagations, Fasquelle, 1897.