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Seconde table ronde avec Yves Reuter, Françoise Lorcerie, Arnold Bac et Jacques Bernardin
Yves Reuter, universitaire à Lille 3 , répond à la question comment la recherche peut aider à évaluer « ce qui marche » en matière de réussite pour tous et de réduction des inégalités, en prenant l’exemple de l’école de Mons-en Baroeul, appliquant la pédagogie Freinet et étudié pendant cinq ans par son équipe de recherche.
Notre équipe a eu les moyens d’observer pendant plusieurs années le travail dans cette école située en milieu populaire et a pu constater les résultats spectaculaires qu’elle obtient. Il ne s’agissait pas d’évaluer la pédagogie Freinet en général, mais une manière particulière de faire vivre cette pédagogie Freinet.
Une dizaine de chercheurs ont été mobilisés, qui se sont efforcés, au-delà de leurs sympathies éventuelles, de garder une froide objectivité, n’envoyant par exemple les premiers résultats qu’au bout de deux ans et évitant les biais introduits par trop de sympathie éventuelle.
Dans ce travail, on a pu noter trois grandes dimensions :
– Une description précise de ce qui a été pratiqué, y compris tous les moments informels qui ont leur importance. On a aussi analysé les discours des acteurs, y compris les personnels de service, la façon dont ils parlent de leur travail.
– La description des performances réalisées, aussi bien dans des situations scolaires classiques que dans des projets. On a comparé avec d’autres écoles, et on a été surpris de la bonne qualité des résultats dans la plupart des domaines. On a construit nos propres tests, puis on a comparé avec les résultats aux tests officiels de la DEP et on a vu là encore la convergence des résultats. Tout n’est bien sûr pas parfait : par exemple, la maîtrise du vocabulaire scolaire est restée insuffisante. Mais aussi bien dans les disciplines scolaires que dans les comportements (vivre ensemble, citoyenneté), on a constaté des progrès significatifs.
– La construction des causes et des effets : qu’est-ce qui tient dans les résultats à tel type de pédagogie ? Notons au passage qu’il était important d’évaluer une école qui travaille sans moyens particuliers.
Une chose nous est apparue très forte : tous les élèves ne sont pas devenus « bons » ,mais on n’a vu aucun élève « non stimulé », manquant de confiance et d’appétit pour les apprentissages scolaires.
On peut faire le pari que les élèves de cette école garderont cette mise en confiance : un cadre pédagogique chaleureux, mais exigeant , les remet en mouvement, même quand ils sont blessés par une vie souvent douloureuse.
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Françoise Lorcerie
Elle évoque la question des discriminations. Comme on peut le lire dans son article dans le dossier du numéro des Cahiers pédagogiques sur l’égalité des chances, elle montre qu’une vraie réflexion est nécessaire sur les stigmatisations qui ont lieu insidieusement à l’école et qui renforcent les discriminations.
D’un côté, on constate que les enfants issus de l’immigration ne s’en sortent pas plus mal, au contraire, que les autres enfants, si on considère des milieux sociaux équivalents, contrairement à bien des idées reçues. D’un autre côté, ces mêmes enfants vivent souvent l’école comme discriminante et ont des jugements souvent amers sur leur parcours scolaire, avec peu de confiance dans l’institution.
Il est essentiel pour les enseignants de prendre conscience de ces phènomènes et de construire des moments où les élèves peuvent parler du sens de l’école. Il faut pour cela les aider à expliciter, à analyser. Une piste notamment : travailler sur l’histoire de l’immigration. Mais on peut noter « l’incroyable mutisme ministériel » sur toutes ces questions qu’il élude, ne s’intéressant que la promotion d’une petite élite dans une vision méritocratique.
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Arnold Bac, de la Ligue de l’Enseignement, lui aussi montre combien la politique actuelle est peu favorable à une lutte contre les inégalités. L’expression « égalité des chances » ressemble bien à une supercherie ! Plutôt que sauver les plus méritants, la Ligue préfère parler de droit dans le cadre d’une obligation faite à la nation. La transformation du système éducatif est urgente, sans quoi l’école va encore plus se déconnecter de la réalité pour une grande masse d’élèves.
Et Arnold Bac insiste sur l’importance de l’éducation partagée et du partenariat.
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Jacques Bernardin montre, lui, en tant que militant du Groupe Français pour l’éducation nouvelle (dont il est président) , toutes les ambiguïtés de l’aide. Les nouveaux dispositifs sont plutôt une manière de ne pas changer les pratiques, de renvoyer à un « ailleurs » les solutions. Et en classe, quand on aide des élèves, est-on dans une perspective de « remédiation » ou de plus grande explicitation, dans une logique collective ou un renvoi pour chacun à son individualité, au risque pour les plus fragiles, de s’attribuer son propre échec ? Les deux heures d’aide à l’école primaire n’auront guère d’efficacité s’il s’agit seulement de faire en sorte d’ « aller plus vite » pendant le cours, comme le disait une responsable institutionnelle. L’aide n’a de sens que si elle est accompagnement, aide à se passer d’aide. Le GFEN a travaillé la question dans un grand colloque sur l’accompagnement qui aura un prolongement en 2009.
Mise en place de l’accompagnement éducatif, de l’aide personnalisée dans le premier degré : ces mesures de bon sens sont-elles de nature à enrayer les difficultés scolaires, ainsi que leurs promoteurs voudraient nous en convaincre ? Rien n’est moins sûr, au regard de l’expérience passée et des recherches menées sur les dispositifs d’aide hors ou dans l’école.
Des incidences possibles sur les pratiques enseignantes
En matière d’accompagnement, le plus n’est pas garant du mieux, voire comporte certains risques, qu’il nous faut anticiper afin d’éviter les « balles dans le pied ».
Multiplier les dispositifs (aide personnalisée, aide aux devoirs, accompagnement éducatif, PPRE, etc.) peut brouiller les repères, et pas seulement pour les parents, amener de la confusion quant au public visé (qui relève de quoi ?) et quant aux prérogatives des uns et des autres, amenant chacun à attendre de l’autre qu’il fasse ce que lui ne fait pas ! Les parents de milieux populaires sont les premiers à applaudir à ces dispositifs accréditant une prise en charge « totale » de la mission éducative par l’institution scolaire… ce qui les éloigne paradoxalement un peu plus de l’envie d’y mettre la main. Sur fond de forte auto dévalorisation éducative, l’attention à la scolarité sera volontiers déléguée aux professionnels.
Par ailleurs, cette prise en charge externalisée à l’interne de la difficulté scolaire exonère de changer l’ordinaire des classes. En effet, l’ « aide personnalisée » désigne implicitement la faiblesse du côté de l’élève, des aides qu’il ne reçoit pas de sa famille, dans une individualisation des problèmes qui tend à en masquer la réalité ségrégative. On ne change rien aux pratiques, c’est l’élève qui est inadapté à la marche canonique du cours. Serait-ce une forme d’accompagnement personnalisé de l’exclusion sociale ?
Plus encore, cette redondance des aides à la périphérie de la classe pourrait contribuer à amplifier les facteurs discriminants : sachant qu’ils sont pris après et « en dehors », relâchement de l’attention aux élèves en difficulté, moins de temps de recherche, de retours sur les erreurs, alignement du rythme de la classe sur les moyens-forts. Effets centrifuges amenant l’enseignant, pour faire tourner la classe, à se délester des plus fragiles (conseil d’un responsable institutionnel à des néo-titulaires : « les élèves en difficulté, vous avez 2H d’AP pour vous en occuper. Pendant la journée, on avance… »).
Pour que l’accompagnement incite au changement
Pour que l’accompagnement soit autre chose qu’un moyen de ne pas changer les pratiques, on pourrait s’en saisir pour opérer plusieurs déplacements.
1)Modifier le regard sur les élèves et leurs difficultés
L’identification des difficultés fournit une belle opportunité de travail en équipe. Quelles caractéristiques récurrentes quels que soient les domaines ? S’interroger ensemble moins sur les origines des difficultés (occasion de consensus facile mais improductif) que sur leur nature : de quoi sont-elles le symptôme ? Les enseignants sont assez démunis sur ce point, ce que confirme le rapport de l’IGEN d’octobre 2006 sur l’éducation prioritaire[[Anne Armand, Béatrice Gille, « La contribution de l’éducation prioritaire à l’égalité des chances des élèves », Rapport des inspections générales IGEN/IGAENR – MEN, octobre 2006.]] qui, parmi ses constats, note comme premier point « une analyse insuffisante de la difficulté (…) qui mène à une acceptation du déterminisme social ». Ce qui pose le problème de l’accompagnement… des enseignants par une formation conséquente. Nous sommes loin du compte sur ce point.
2)« Révéler » les implicites
Cet « entre-deux » institutionnel, soulagé des impératifs habituels du cours et permettant une relation de proximité avec les élèves, offre les conditions propices pour observer de façon plus fine les conduites improductives et pour identifier les malentendus potentiels entre ce qu’ils auraient dû comprendre et ce qu’ils ont réellement compris :
– manque de sens du contenu (faiblement investi car l’élève ne voit pas à quoi ça sert) ?
– flou ou méprise sur le but de l’activité ?
– mode d’approche inadéquat (lecture trop rapide des consignes, peu de contrôle) ?
– inadéquation des moyens employés (souvent en relation avec ce qui précède) ?
– technique de travail inadaptée, ou insuffisamment entraînée et automatisée ?
– ou travail mal copié (faute de temps, révélant parfois des stratégies de copie coûteuses et inefficaces) ?…
Beaucoup d’enseignants impliqués dans des dispositifs d’accompagnement disent – suite à cette prise de conscience – ne plus faire leur cours comme auparavant. Encore faut-il avoir l’occasion de « changer de place », de se mettre dans la posture du parent ou du travailleur social confronté à du travail qu’il n’a pas donné ou à un domaine qui n’est pas sa spécialité pour en identifier la teneur et, a minima, faire retour d’information sur l’ordinaire scolaire, pour confirmer, préciser ou infléchir l’analyse initiale.
3) Déplacer le statut des élèves désignés
Toute structure « à part » regroupant les élèves dits en difficulté porte les risques de les distinguer négativement aux yeux des autres, de leur famille et d’eux-mêmes. Comment contrebalancer ces risques de stigmatisation et de dévalorisation, qui alimentent le processus d’auto marginalisation scolaire ?
Par la prise en compte voire la valorisation en classe de ce qui se fait dans l’espace tiers. Cela signifie d’une part le souci d’intégration (de réintégration ?) des élèves, d’autre part la continuité du travail intellectuel, formatif. On pourrait y compris imaginer que la « marge » puisse devenir modèle valant pour tous : le support utilisé, le produit de l’activité ou le mode de travail devenant si fortement attractifs qu’ils puissent devenir le standard pour la classe (ainsi, ces collégiens qui demandent à la coordinatrice d’un dispositif relais comment y avoir droit, car il semble s’y passer des choses bien intéressantes !).
4) Modifier les postures et pratiques professionnelles
Ayant davantage conscience des impensés, des fausses évidences quant aux contenus, quant aux méthodes et techniques de travail, on pourrait aligner le pilotage de la classe sur les plus fragiles, non pas en « abaissant le niveau » ou en ralentissant le rythme des acquisitions, mais en ayant un souci permanent de clarté cognitive, des amonts à la fin de l’activité. Le rapport déjà cité des Inspections générales note sur ce point à tous niveaux le « manque d’explicitation des enjeux scolaires, de la finalité des apprentissages, des attentes scolaires » et propose donc de les « présenter en début de séquence aux élèves (…) et, en fin de séquence, (de) mettre en évidence les acquis, notionnels et procéduraux, pour faciliter leur transfert »[[Synthèse présentée par Anne Armand (IGEN) lors de la journée nationale OZP, 12 mai 2007.]].
Au cours de l’activité, on pourrait davantage faire place à l’incompris et aux erreurs, révélatrices du cheminement intellectuel. Trop souvent, « l’élève n’a pas le temps logique de comprendre parce que le pédagogue a déjà tout compris pour lui »[[Alain Guy, « A propos du concept de développement en pédagogie », Le Groupe Familial n° 129, oct. 1990.]]. Faire que chacun se sente accueilli et à sa place, c’est bien le moins qu’on peut attendre de l’école. Or, selon les comparaisons internationales, « la France détient le record du mal-être à l’école avec 45 % seulement des élèves se sentant à leur place en classe, contre 81 % en moyenne dans les pays de l’OCDE »[[« C’est en France que les élèves souffrent le plus ! » Entretien avec Bernard Hugonnier, directeur adjoint de l’Education de l’OCDE, Le Nouvel Observateur, 7-13 avril 2005.]]. Anxiété, malaise, image de soi dégradée sont le lot de trop d’élèves…
Les limites des modalités d’aide habituelles
Quels écueils éviter ? Ceux sur lesquels se fragilise notre volonté d’aider, quand on constate que nos efforts restent improductifs. Quelles sont les tendances en matière d’aide ?
– regrouper les élèves faibles ;
– reprendre les « basiques », dans une logique de rattrapage (pour réparer, compenser, remédier… puits sans fond pour ceux qui ont cumulé les retards) ;
– interventions consistant soit à : multiplier les activités (pour les motiver) ; simplifier, fragmenter (pour s’adapter à leur niveau) ; intervenir davantage, de façon personnali-sée (pour qu’ils entrent dans l’activité, s’y maintiennent, ou apprécier leurs résultats)[[Là encore, constat similaire de l’inspection générale en octobre 2006 sur l’éducation prioritaire : « parcellisation des tâches aux dépens de véritables apprentissages, individualisation extrême des activités des élèves, qui évitent la confrontation avec la difficulté et nuit à l’autonomie et à la formation intellectuelle ».]].
Le problème, c’est que cela n’influe que très peu ou trop peu sur leurs comportements et résultats, semble alimenter le besoin d’aide, quand ça ne dégrade pas l’attention et l’implication dans le cours ordinaire. Comme en témoignait un professeur impliqué dans ces dispositifs : « ils n’écoutent même plus dans le cours de maths ! ».
Quelles alternatives imaginer ?
Aller simplement à contre-pied de ces tendances, que ce soit au niveau des objets choisis, des modalités de travail, de notre place ou du moment où intervenir.
1) La nature des tâches
Eviter l’excessive simplification, la fragmentation et finalement la baisse d’exigence, préserver une certaine complexité : c’est à travers le défi relevé, les difficultés surmontées que peut se réhabiliter l’estime de soi. Défis tout autant cognitifs qu’identitaire. Chaque activité est une épreuve où, au-delà de l’objet, chacun peut se déplacer et apprendre sur lui-même.
Le « retour aux fondamentaux » est habituellement appréhendé comme retour aux basiques, aux techniques, aux activités mécaniques. Contre cette tendance à assécher les tâches pour des élèves qui déjà y répugnent, on pourrait aussi l’entendre comme incitation à choisir des supports de travail à forte épaisseur culturelle, à résonance anthropologique, ainsi que Serge Boimare nous y invite pour réinstaller les enfants dans l’exercice de la pensée[[Serge Boimare, Ces enfants empêchés de penser, Dunod, 2008.]].
2) Les modes de travail
A l’aide personnalisée entendue comme aide individualisée, il est préférable de s’appuyer sur le groupe, à la fois pour sortir d’une relation duelle parasitée par les affects, et parce que c’est un espace d’émulation réciproque. Préserver une certaine hétérogénéité permet une stimulation intellectuelle plus forte, facilite le jeu d’identification entre pairs, justifie les échanges de procédures singulières face au problème à résoudre.
3) La place de l’adulte « expert »
S’il ne veut pas alimenter la dépendance des élèves à son égard, il doit organiser son effacement, adopter la posture du « maître ignorant » aux diverses étapes : leur permettre d’appréhender la consigne (occasion d’analyser la situation, d’identifier le but visé, d’anticiper les moyens à mobiliser) ; pousser à la mise en relation des données ; convoquer les acquis antérieurs ; inciter à l’usage des outils de référence… et organiser le retour réflexif sur l’activité en visant l’auto contrôle des conduites. Il s’agit moins de les aider à réussir qu’à comprendre, de (re)donner sens aux apprentissages et de viser l’émancipation intellectuelle.
4) Quel usage stratégique de l’aide ?
On pense habituellement l’aide après coup (après cours)… et si on l’imaginait avant ? Permettre le « pas d’avance » des élèves habituellement à la traîne : un beau renversement…
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Écouter l’enregistrement du débat qui a suivi la table ronde
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