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Se rattacher au monde pour comprendre
En 1966, je suis en CE1 et cette année-là sort un nouveau livre : Les lunettes du lion[[Charles Vildrac et Noëlle Lavaire, Les lunettes du lion, lecture suivie CE1, Armand-Colin Bourrelier, 1966.]]. Notre livre de lecture pour l’année, le seul que nous avons lu tout au long de l’année avec interdiction de lire la suite de l’histoire. Pour chaque passage, une lecture collective quotidienne à voix haute, suivie de questions écrites puis, après avoir répondu aux questions et effectué la correction, on attendait le lendemain pour connaitre la suite. La lecture ne se partageait pas autrement, ne s’interrogeait pas autrement et il n’était pas non plus question d’évoquer notre propre expérience de lecteur, de la lecture hors l’école, celle que nous pratiquions, celle-ci étant reliée à l’école par la lecture du livre de lecture et de nul autre.
Certes, depuis, les approches ont évolué pour répondre aux nouveaux objectifs assignés à l’école primaire qui, depuis les années 1970, ne vise plus un simple « savoir déchiffrer » mais la compréhension des textes.
Je me dis aussi aujourd’hui que cette expérience de la lecture durant l’enfance, durant mon adolescence au collège, au lycée, a forgé mon gout pour la lecture ; j’ai pris conscience aussi qu’il ne s’agissait pas de lecture partagée, mais d’une lecture plutôt subie accompagnée au quotidien d’un discours d’adultes, comme quoi « lire, c’est bien, c’est important ».
Être conscient de son cheminement culturel
Pour la recherche, « même ténus, les liens avec l’univers culturel lors de l’enfance ont une influence non négligeable sur les pratiques à l’âge adulte : 41 % des personnes qui ne pratiquaient aucune activité culturelle pendant l’enfance se tiennent entièrement en retrait des loisirs culturels à l’âge adulte »[[Francis Grossmann, Enfances de la lecture, manières de faire, manières de lire à l’école maternelle, Peter Lang, 1996.]]. Pour transmettre une culture, la partager, donner envie à nos élèves de s’engager et aborder plus sereinement les textes lus, les comprendre, il faut être, en tant qu’enseignant et selon la formule de Jean-Michel Zakhartchouk, « conscient de son propre cheminement culturel ». De même, il ne s’agit plus d’opposer la question des apprentissages à celle de la mission de transmission culturelle de l’école, de l’accès pour tous les élèves à une culture littéraire, à des compétences en lecture leur permettant de comprendre plus facilement ce qu’ils lisent. Dans ma pratique, je me demande souvent comment nous, adultes, dans un dialogue constructif entre école et famille, nous invitons les enfants à devenir lecteurs.
Médiation : dessiner pour comprendre
La « médiation » désigne les actions menées en faveur du livre et de la lecture : on y intègre l’idée d’accompagnement. Le gout de lire et la compréhension des textes lus ne reposant pas uniquement sur « la mise en présence des textes et des livres », on parle ici plus spécifiquement d’un échange, d’une rencontre et d’interactions.
Poser des questions est une pratique centrale dans notre métier d’enseignant. Mais souvent « l’interrogation est réservée au maitre » et interroge donc le rapport au savoir dans la classe[[Olivier Maulini, Questionner pour enseigner et pour apprendre. Le rapport au savoir dans la classe, ESF, 2005.]]. Cela nous invite à nous demander : « Comment je questionne mes élèves pour qu’ils apprennent à (se) questionner en questionnant ? »
Avec mes élèves de CE1, pour qu’ils puissent s’exprimer, dire ce qu’ils ont compris ou non, je m’appuie souvent sur le fait de dessiner, schématiser, écrire des textes. Ce que je souhaite, c’est que chacun se fasse une représentation mentale de ce qui vient d’être lu pour que nous échangions. Je réunis souvent les élèves par modalité d’expression, mais je les fais tourner pour qu’ils puissent expérimenter les différentes possibilités. Je prends le temps de favoriser le partage du travail de chacun. Cela implique de proposer différentes modalités de présentation et d’expression, orale, écrite, s’appuyer sur le tableau numérique, scanner les dessins, enregistrer les élèves et engager les élèves enregistrés à s’écouter. Cette approche me permet aussi de travailler avec l’ensemble des groupes d’élèves. Elle m’a rapidement engagé à mettre en place un travail coopératif.
S’appuyer sur cette richesse de propositions et d’expressions tout en guidant l’activité, en triant avec les élèves les informations importantes, en reformulant ou réfutant, participe à mettre en lien l’ensemble des modes d’expression et permet aux élèves de se mobiliser sur leur propre expression et sur ce qu’ils souhaitent dire, faire, comprendre.
Je mesure que les élèves perçoivent mieux le chemin parcouru et identifient davantage ce qu’ils ont compris ou non. Plus attentifs à ce qu’ils souhaitent dire, plus réceptifs à ce que présentent les autres, ils se lancent davantage. Le questionnement est soumis à la classe et c’est dans ce cadre collectif que nous validons ou invalidons les propositions faites. Il me semble aussi qu’ils arrivent au travers de cette expression partagée collectivement à mieux gérer leur frustration de ne pas avoir réussi « pour cette fois ».
La parole circule
Ce travail fait l’objet d’un affichage évolutif qui sert aussi de repères pour la classe. Petit à petit, les élèves font des liens entre les textes lus, le travail d’expression utilisé, se réfèrent à tel ou tel travail, gagnent en confiance pour s’exprimer, lire, dire et écrire. Au-delà du dispositif proposé et des interactions que ce travail engage, c’est la parole qui circule et parfois qui s’égare qui m’intéresse. Je suis, lors de ce travail avec mes élèves, le collecteur des représentations, de ce qui est dit et exprimé. Le travail réalisé, affiché, nous aide aussi à faire état du travail engagé, de leur cheminement, des validations partagées, des moments de difficultés rencontrées, de la façon dont nous les avons surmontées, ce que nous avons appris et compris.
Ce que je retiens c’est que les élèves, même en CE1, saisissent vite le principe qui régit les échanges durant le travail de questionnement d’un texte, la façon de parler librement sans attendre les questions du maitre et sans craindre sa censure, de rebondir sur la remarque d’un camarade, de l’interroger, de l’aider à formuler son opinion, de régler entre pairs les échanges pour avancer ensemble vers plus de compréhension. De ce point de vue, les élèves perçoivent mieux que s’exprimer à l’oral, à l’écrit, dessiner, etc. jouent un rôle important pour construire de la connaissance et des savoir-faire. C’est l’expérience partagée qui participe à la validation de ce qui est questionné. La compréhension des textes lus est peut-être alors moins tributaire de l’interprétation de l’adulte. Cet apprentissage participe, me semble-t-il, de la socialisation.
Des collectifs de travail
Ce travail est nourri d’une expérience associative : j’ai pratiqué des ateliers de remise à niveau auprès de jeunes adultes en grande difficulté. Au travers de nos échanges avec ces jeunes adultes, j’entendais combien ces personnes se disaient loin de l’école, de la culture, combien cela avait été difficile pour eux d’apprendre à lire et qu’encore aujourd’hui c’était difficile, compliqué de faire face à toutes « ces choses à lire et à écrire et à comprendre ». Ils avaient eu l’impression à l’école « de devoir se débrouiller seuls » et que très rapidement, « ils avaient été perdus ».
Cela m’a fait faire l’expérience du travail collectif avec d’autres personnes, éducateurs, responsables associatifs, etc. Encore aujourd’hui, mon engagement au sein d’un collectif d’enseignants me permet de comprendre que c’est aussi en travaillant collectivement, en partageant nos questionnements que nous nous ouvrons à des pratiques diversifiées qui nous aident pour permettre à tous nos élèves de « s’approprier les pratiques diversifiées du lire et de l’écrire, connaitre et manipuler les objets culturels de l’écrit, s’intéresser et participer aux activités de lecture et d’écriture de ceux qui savent s’intégrer dans la communauté des lecteurs et des écriveurs, entrer dans le cercle des lettrés ».[[Gérard Chauveau, Comment l’enfant devient lecteur. Pour une psychologie cognitive et culturelle, Retz, 1997.]]
Ce qui m’apparait important de plus en plus aujourd’hui, c’est la nécessité de m’adapter à la réalité de ce qui est exprimé par les élèves et aux difficultés qu’ils rencontrent lors de la lecture de tout type de texte, à la façon dont ils mobilisent leurs connaissances pour appréhender et comprendre individuellement et collectivement les textes lus. Je prends sans doute aujourd’hui aussi plus de temps pour mener à bien ce travail avec mes élèves et j’essaye davantage de clarifier dans ma programmation cette question de la compréhension des textes lus, y compris en mathématiques, histoire, etc.
De ce point de vue, lorsque par moments ça cale, je me dis que nous, enseignants, sommes aussi amenés à franchir des obstacles lorsque nous enseignons la compréhension des textes lus à nos élèves[[« Les difficultés rencontrées dans l’enseignement de la compréhension », Éduscol cycle 3, et Sylvie Cèbe, Roland Goigoux, Lector & lectrix. Apprendre à comprendre les textes narratifs (CM1, CM2, 6e Segpa), Retz, 2009.]] et que cela nous amène à relier des univers (ceux de nos élèves) parfois très divergents : cela nous implique de fait en tant que médiateur pédagogique et passeur de culture et de lecture.
Luc Taralle
Professeur des écoles en Vendée