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« Sales, violents et dangereux… » Stéréotypes d’hier et d’aujourd’hui

Extraits du Réveil du Nord, 6, 8 et 12 mars 1914
Texte intégral, sans coupures, de Alex Will : Les étrangers dans le pays Noir, cité par Janine Ponty in L’immigration dans les textes, France 1789-2002.

Un événement qui marquera dans l’histoire économique de notre région minière septentrionale, c’est « l’invasion » du pays noir par les étrangers, on y voit dans les villages massés autour des fosses la cape de l’Espagnol hardiment jetée sur l’épaule, le fez du Turc posé sur la nuque d’un homme au teint basané qui grelotte sous la pluie froide, les moustaches en croc de l’Italien faisant tache noire parmi les physionomies de nos mineurs.
Dans le cours de ces dernières années, les mines manquant de main d’œuvre locale pour leurs exploitations toujours grandissantes ont fait appel à un grand nombre d’étrangers venus parfois de bien loin. La Belgique, ce réservoir d’hommes pour nos entreprises agricoles et industrielles apporta son formidable contingent. Ce n’était pas encore assez. Alors les compagnies s’adressèrent par-delà les monts, par-delà les mers à toutes les races pauvres et malheureuses qui à l’instar des lapins ont multiplié leurs rejetons sans souci de possibilité de les nourrir. Et les Allemands, les Italiens les Espagnols arrivèrent de leurs contrées sans fortune vers nos plaines …où la mine les dévora.
Au second semestre de 1913, 47768 étrangers se trouvaient dans l’arrondissement de Béthune, soit 41976 Belges-Hollandais-Luxembourgeois, 1638 Italiens, 1487 Espagnols, 1162 Allemands, 782 Autrichiens, 397 Russes, 147 Grecs, 91 Suisses, 44 Turcs, 18 Anglais, 13 Américains 5 Marocains et 8 Serbes.
L’instabilité de beaucoup d’étrangers est un fait à remarquer : les Allemands, les Italiens et les Autrichiens sont les plus nomades. Ils changent volontiers de fosse et de compagnie. Il en est qui quittent le Pas-de-Calais pour aller dans le bassin de Briey dans les mines de fer. Rien ne les fixe que l’appât du gain.
L’introduction de la main d’œuvre étrangère a-t-elle eu conséquence sur les salaires dans les mines ? Il ne le semble pas. La puissante organisation syndicale des mineurs n’aurait pas permis que l’on touchât aux gains des ouvriers. C’est plutôt dans l’organisation du travail que les ouvriers français ont ressenti les répercussions de l’arrivée des étrangers à la mine. L’inhabileté de ces étrangers fait qu’on met les Français dans les voies difficiles. Les porions sont en général peu enchantés d’avoir ces étrangers dans leur équipe.
Du reste lorsqu’un étranger est dressé qu’il peut se faire de bonnes quinzaines, il en profite pour gagner rapidement le plus d’argent qu’il peut. Il entasse les écus de son petit magot; Puis il dit adieu à la mine. Il retourne à son Espagne ensoleillée pour y prendre la boutique de ses rêves ou à son bazar musulman pour y acquérir un fond de marchand de dattes.
Le besoin d’épargner pour se constituer un petit pécule contraint l’étranger à mener une vie sordide. Espagnols, Italiens, Turcs, Allemands, Autrichiens présentent les signes de la plus noire misère et de la plus repoussante saleté. Presque tous sont venus sans femmes, sans enfants, ils les ont laissés sur la terre natale pendant leur exil de six à huit mois. C’est le temps qu’ils restent ordinairement dans le Pas-de-Calais.
Ils logent à cinq ou six dans une seule maison. Ce n’est plus une maison, c’est un campement : on a jeté de la paille à terre, de la toilette, ils n’en font guère. Quel contraste avec nos mineurs français si soucieux de propreté qui se savonnent dans leur cuve au retour de la mine et ne sortent qu’après avoir fait « peau neuve ». C’est un étonnement unanime dans les corons que la saleté de la plupart des étrangers surtout des gens venus du Midi. L’hygiène de ces barbares s’améliorera-t-elle lorsque les compagnies auront installé comme elles ont commencé à l faire des lavabos pour les mineurs ? Il ne faut pas trop y compter. Ce n’est pas au cours de six mois que ces malpropres perdront leur horreur native de l’eau.
La nourriture est à l’avenant de l’hygiène. Il y en a qui achètent en commun quelques harengs qu’ils font fumer ensuite près du feu. Habitués à vivre de peu, ils surprennent par leur résistance à une telle vie. Leur production est du reste supérieure à celles des mineurs français. La venue de ces étrangers a coïncidé avec une recrudescence des rixes et des violences. Il n’est pas rare que dès huit heures, dans le pays minier, on entende des coups de feu. Les habitants jugent prudent de ne pas intervenir. Ils se barricadent chez eux…A la fosse 9 de Noeux, une maison de commerce a été entièrement démolie par une bande d’étrangers…la compagnie pour garantir ses maisons contre les déprédations de ces bandes dévastatrices a fait poser des volets de planches à toutes les demeures inhabitées des corons. Cela donne au pays un aspect de désolation…
Dans les salles d’audience des tribunaux de la région minière : Béthune, Douai, Valenciennes on voit fréquemment des gens à silhouette exotique assis sur les bancs des prévenus. La police de la région minière devient une des plus difficiles qui soit à assumer. Les vols se multiplient, les gardes des compagnies n’osent plus intervenir dans certains cas, de peur de cruelles représailles.