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Remplaçante

Sur la photo, inimaginable, je suis votre maîtresse. C’est insensé. Ça n’a pas de sens d’arriver dans cette classe au beau milieu de la matinée sans rien savoir de vous, n’avoir jamais conduit une classe de grande section et être votre maîtresse. D’ailleurs, je ne suis pas la vôtre, je suis une presque maîtresse parce qu’en fait je remplace la vôtre. Cela veut sans doute dire que je dois occuper sa place, toutes les places qu’elle a l’habitude d’occuper : la petite chaise en dessous du calendrier, à droite du baromètre, le coin des poupées et de la cuisine où elle inscrit votre passage dans les ateliers, le bureau où triomphe le tampon dateur et s’étalent pêle-mêle le cahier d’appel, la boîte de mouchoirs, les feutres à pointe trop fine la colle trop forte, l’encre trop liquide, les ciseaux trop pointus, les doudous trop doux du matin. Je m’assois face à vous et j’ai le vertige : je ne sais rien, je ne suis « maîtresse de grande section » que depuis vingt minutes. J’ai occupé le temps en faisant les présentations, en vous demandant ce que vous aviez l’habitude de faire mais vous vous agitez et je dois satisfaire votre impatience. Être une maîtresse et me faire vôtre. Sur la photo, on ne voit pas la honte de ne pas me sentir à la hauteur, de faire semblant, le nœud dans la gorge d’être à fond dans ce que je mets en place. On ne voit pas l’angoisse de vous rassembler dans le calme pour le lancement des activités, pour se diriger vers la salle de motricité sous le regard expert des collègues. On ne voit pas la révolte de devoir vous agglomérer à trente
dans des toilettes prévues pour dix aux yeux de tous : les enseignants, les parents, les indifférents. On ne voit pas mon trouble lorsqu’Ali qui ne veut pas parler me caresse la cheville quand je raconte une histoire ou quand Cindy qui mord tous les garçons prend mon visage entre ses mains pour m’embrasser. On ne voit pas ma fierté quand Sylvain range dans l’ordre les jours de la semaine et peut se déclarer compétent. On ne voit pas mon émotion lorsqu’Arnaud, Damien et Antoine réussissent à se consoler au bout d’un long débat sur la mort, avec philosophie, sans que j’intervienne. On ne voit pas tout ce chemin trop solitaire et si maladroit qui m’a conduit à rester avec vous jusqu’à cette photo de classe où je me trouve fixée pour toujours. Là, à défaut d’être devenue votre maîtresse, je crois avoir gagné un titre honorable, celui d’avoir été la remplaçante.

Kristel Godefroy, professeur des écoles, coordinatrice actions de solidarité des Pupilles de l’Enseignement Public (PEP), Nantes.