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Que votre projet soit réaliste, surtout!

On répète que le projet est une nécessité vitale, et qu’on ne peut pas vivre sans lui. Au cours du débat télévisé sur le ClP avec des centaines de jeunes, animé sur France 2 par Michel Field, on a pu entendre M. Dominique de Calan, responsable de la formation à l’UIMM (importante fédération patronale des industries métallurgiques et minières) soutenir que c’était parce que les jeunes n’avaient pas de projet que les portes des entreprises ne s’ouvraient pas à eux, et qu’il fallait donc développer l’éducation des choix. Il faut savoir que, dans certaines entreprises de travail temporaire (ex : Ecco), on demande maintenant au candidat à un emploi (temporaire, forcément !) quel est son projet… La perversité me semble être atteinte dans le RMI, revenu dont l’attribution est subordonnée au fait d’avoir un projet a minima d’insertion sociale. Dans ce cas, si on considère que le RMI constitue le minimum vital, alors il est vrai qu’on ne peut pas vivre (survivre) sans projet (au fait, le projet de toucher le RMI en est il un ?).

Exorciser l’impuissance ?

Une autre constante qu’on observe, dans les dispositifs d’insertion, comme dans les établissements scolaires, est la préoccupation que les individus aient des projets réalistes. Un objectif pour les professeurs principaux, par exemple, est que les élèves de 3e arrivent, en fin d’année, avec un projet réaliste. Un projet est ainsi qualifié, aussi bien dans le cas d’un élève qui a deux ans de retard et qui admet qu’il vaut mieux renoncer à une 2de pour une section de BEP pas trop encombrée, que dans le cas d’une élève qui n’a jamais redoublé, et qui envisage de préparer un Bac scientifique dans le but d’entrer dans une école d’ingénieurs !

Dans ces deux cas, le projet est bien réaliste, mais mérite-t-il encore le nom de projet ? Et si oui, s’agit-il du projet du jeune, ou du projet que l’on a sur lui ? On peut même demander si l’investissement que le collège met dans l’aide à l’élaboration de tels projets, (investissement qui tourne facilement autour d’une quinzaine d’heures par élève et par an), est rentable et justifié. Un des critères, d’ailleurs souvent retenu par les enseignants pour évaluer la réussite de leurs programmes d’éducation au projet, est la diminution du nombre de cas d’appels aux paliers d’orientation, signe que les élèves et les familles ont bien demandé ce qu’il fallait !

Allons plus loin, et demandons-nous, en nous référant aussi bien à des exemples notoires qu’à ce que nous connaissons le mieux (c’est-à-dire notre propre expérience et celle des proches) où en serait l’humanité si, depuis le départ, les humains s’en étaient tenus à des projets réalistes ?

Pour en revenir à notre quotidien, on sait quel est le désenchantement de bien des élèves de 2de qui se cassent la figure et découvrent qu’il faut encore s’orienter (ou se réorienter) en fin d’année, alors qu’ils pensaient, de bonne foi, avoir construit leur projet au collège, et que l’entrée au lycée en signait la réussite. Et je ne parle pas de toutes celles et de tous ceux qui entrent dans des dispositifs d’insertion, qui leur permettront d’élaborer le projet d’une remise à niveau les autorisant à suivre une préqualification, en vue d’une recherche de stage…

Il est vrai que la crise de l’emploi nous contraint tous au réalisme, et une majorité de jeunes est réaliste, qui est prête à accepter un emploi sous-rémunéré (sondages effectués après le CIP). Mais pensons-nous pousser les jeunes au réalisme en leur appliquant une pédagogie du projet, une éducation au choix ? Jean-Pierre Boutinet se demandait récemment, au cours d’une conférence à Lyon, si nous ne ferions pas mieux de réfléchir à une éducation au non-choix. L’insistance à chercher dans le projet personnel la ressource pour surmonter les contraintes sociales, culturelles et économiques (qui ne sont ni d’hier, ni d’aujourd’hui) aboutit paradoxalement à générer une autre contrainte (une métacontrainte ?) encore plus aliénante, dans la mesure où elle fait croire au sujet qu’il peut faire sa vie avec des choix et des projets réalistes. Or, nous savons que les projets sont rares, qu’ils se réalisent souvent d’une toute autre manière qu’ils n’avaient été prévus ou programmés, que les plus réalistes ne sont pas toujours les plus payants (!), que les choix sont plutôt fonction des opportunités, des occasions, des accidents, et qu’il arrive qu’ils se fassent plus sur un coup de tête ou un coup de cœur, que sur la mise en œuvre d’une stratégie de résolution de problèmes…

Pour les projets de service ou d’établissement, dont la validation conditionne l’attribution de moyens, il semble que les décisions d’arbitrage budgétaire, de restructuration ou de réorientation d’activité se prennent moins sur une estimation de leur « réalisabilité » et des effets auxquels ils prétendent, que sur une certaine cohérence rhétorique, qui fait de la rédaction de tels projets de subtils exercices de style…

Ainsi peut-on se demander s’il n’y a pas quelque croyance magique derrière la rationalité de l’exigence du projet réaliste, comme s’il s’agissait d’exorciser, par une telle incantation notre sentiment de radicale impuissance. Il faudrait, simplement, rester vigilant, et, surtout, ne pas considérer que l’avenir est « écrit » : pourtant, c’est bien ce que nous faisons quand nous confondons le projet avec le programme (étymologiquement « ce qui est écrit à l’avance »). Sans cette vigilance, l’aide au projet réaliste risque bien de n’être qu’une forme moderne de la prédestination…

Jean-Paul Sauzede
Conseiller d’orientation Mafpen de Lyon (groupe chargé d’évaluation, le Geted, Groupe étude et développement)