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Parcours d’enseignants, parcours d’ajustements

Le discours social définit le métier de professeur des écoles par au moins trois caractéristiques récurrentes : en premier, « aimer travailler avec des enfants », ce qui sous-entendrait disposer de qualités relationnelles particulières ; en deuxième, « exercer un beau métier » en transmettant des savoirs de base, comme par exemple la lecture ou l’écriture, à des élèves en devenir, « mais aux comportements réputés plus pénibles qu’auparavant » ; et enfin, « pouvoir bénéficier d’un temps libre » jugé conséquent ; ce qui semble en définitive rendre ce métier à la fois attirant et difficile, le cantonnant plutôt dans un registre personnel, voire vocationnel. Du point de vue institutionnel, le métier s’est souvent (re)défini à l’aulne du modèle du secondaire, en termes de statut (« tous professeurs »), de formation (le recrutement à bac + 3 puis la mastérisation) ou bien encore en termes de missions (préparer les élèves au collège), visant ainsi une professionnalisation des acteurs à partir d’un référentiel commun de compétences. De son côté, le groupe professionnel s’attache régulièrement à faire reconnaitre les spécificités du premier degré : la polyvalence d’enseignements, la charge d’un groupe classe à la journée, la connaissance des (jeunes) enfants et de leurs capacités d’apprentissage. C’est bien au cœur de ces différents cadres que nait et se développe le projet d’enseigner du futur maitre (pour ne pas dire de la future maitresse tant le métier est caractérisé par sa féminisation), enraciné en premier lieu dans son propre parcours individuel scolaire et d’orientation.

L’entrée dans le métier des professeurs des écoles[[« Parcours de professeurs des écoles débutants : du choix du métier au premier poste. Retours sur une construction identitaire et professionnelle », revue Recherches en Éducation, hors-série n° 5, mars 2013.]] est sans doute moins radicale que celle de leurs collègues du second degré : ils s’appuient plus volontiers sur un premier parcours d’expériences ponctuelles dans le monde de l’enfance (animation, soutien scolaire, etc.) et sur un choix professionnel assez raisonné (réorientation après une première année universitaire ou après un échec à un concours ; possibilité d’une nomination dans le département d’origine, etc.) qui deviennent des premières ressources lorsqu’il s’agit d’aborder les élèves pour la première fois. Toutefois, ils demeurent marqués par leur propre proximité avec le système scolaire, où certains enseignants rencontrés auront pu être érigés en figures tutélaires, où certains cours subis auront pu les détourner de disciplines qu’il leur est nécessaire de se réapproprier. Si les dispositifs de formation les accompagnent dans les différents passages, d’étudiant à stagiaire puis à celui d’enseignant débutant (notamment par le biais de l’alternance), il n’en reste pas moins qu’au-delà des changements de postures, la confrontation avec la réalité des premiers postes qui leur sont confiés peut s’avérer délicate. Pour la plupart, il s’agit de postes délaissés par le milieu professionnel en place (zones rurales excentrées, quartiers dits sensibles, classes de l’ASH (adaptation scolaire et scolarisation des élèves handicapés), compléments de service, etc.) qui confèrent à leur socialisation professionnelle en cours des propriétés parfois paradoxales : par exemple surcharge de travail lorsqu’il y a plusieurs niveaux d’enseignement, peu de considération des titulaires des postes partagés dans la répartition des matières à enseigner, ou bien au contraire compagnonnage salutaire de l’équipe en place qui favorise l’appropriation de normes intermédiaires sécurisantes tout en laissant la possibilité de déployer une ambition pédagogique construite pendant la formation. La durée ou l’accumulation de telles expériences sera indéniablement vecteur (ou non) d’un processus continu de professionnalisation, en d’autres termes la phase où ces professeurs novices, relatant leurs débuts, pourront eux-mêmes se définir comme « un vrai maitre », avec le sentiment d’être à la bonne place !

Ce que soulèvent ces premiers ajustements ne doit pas uniquement être considéré comme l’apanage des débuts, ils rejoignent d’autres questions qu’expriment des enseignants du premier degré plus avancés dans leur carrière. Au moyen de récits de vie professionnelle, ils témoignent de parcours balisés par des épreuves qui contribuent tout autant à enrichir leurs compétences qu’à interroger leur identité professionnelle, et inversement[[« Les épreuves comme organisateur du développement professionnel ? Récits de vie professionnelle d’enseignants du premier degré », actes du congrès de l’AREF 2013.]]. Les cas suivants l’attestent. Au fil des mutations (sans doute plus nombreuses qu’auparavant et pas toujours choisies en fonction du niveau d’enseignement), s’adapter à la diversité des âges scolaires apparait comme compliqué : l’enseignant chevronné de maternelle n’est plus tout à fait à l’aise avec les différentes disciplines du cycle 3, l’enseignant nouvellement nommé en maternelle a le sentiment de (re)débuter en prenant en charge des enfants tout juste élèves ; ce qui d’ailleurs leur fait dire qu’ils n’exercent pas le même métier. Par ailleurs, l’exigence de l’activité, au jour le jour dans la classe, place régulièrement les professeurs des écoles devant des choix contradictoires : comment prendre en compte l’hétérogénéité des niveaux au sein de la classe au regard des programmes et des parcours des élèves, quelles organisations adopter pour faire avancer le groupe classe et chaque individu avec ses particularités, et ce, dans les différents champs d’apprentissage ? Enfin, l’inflation des missions et des attentes vis-à-vis de l’école engendre de fait une polyvalence d’actions dans la sphère éducative et sociale (les maitres d’école s’estiment tour à tour éducateur, infirmier, assistant social, conseiller, etc.). Cela masque néanmoins des difficultés d’appréhension de la polyvalence d’enseignements, mises en exergue par la singularité et la temporalité des parcours (par exemple, comment enseigner les sciences lorsqu’on est issu d’un cursus littéraire ; comment, en fin de carrière, proposer l’EPS tous les jours en maternelle ; comment se défaire d’un cloisonnement des connaissances pour envisager une approche par projet ou compétences).

Ces épreuves professionnelles prennent une résonance particulière selon les contextes (modifications des programmes, évolution de l’organisation des modalités de travail, changement des attributions de dotations humaines et financières, etc.) et selon les situations propres à chaque école (en lien avec son histoire, ses publics, son environnement, sa configuration d’équipe pédagogique, etc.). L’intensité des bouleversements occasionnés dépend d’une part des possibilités de mobilisation de ressources à proximité (collègues, institution, partenaires, dispositifs ou objets) et, d’autre part, du sens donné par l’enseignant à ce qu’il vit, en dialogue avec ses autres inscriptions sociales : parentalité, activités de la sphère domestique, éventuelles obligations en lien avec la profession du conjoint ou bien encore engagements associatifs, culturels, politiques. Plus précisément, par exemple, les ressources que peuvent composer les autres professionnels adultes de la question scolaire (collègues, inspecteur, conseiller, Atsem, auxiliaire de vie scolaire) ne s’imposent pas automatiquement comme une solution, il s’agit plutôt littéralement de faire avec, en évitant qu’à son tour la ressource ne devienne une épreuve.

Thierry Bouchetal
Laboratoire Education, Cultures, Politiques – Université Lyon 2