Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Lettre à un ami formateur

Tu te dis assez déçu par le retour et le compte rendu d’observation de classe que te font tes étudiants. Mais qu’attendais-tu ? Comment, eux et toi, envisagez-vous l’observation en tant qu’objet et outil de formation ? Avez-vous pris le temps, suffisamment de temps, pour construire « l’observation » : l’objectif, la démarche, la méthode… ?

Le mot « observation » fait partie de ces mots dont Michel Cattla dit qu’ils sont « vertueux ». Comme projet ou innovation, observation se caractérise d’abord par le fait d’avoir plusieurs acceptions, plusieurs sens, ensuite ce sont des mots galvaudés qui souvent servent à donner une touche scientifique à un pilotage ou un management imprécis, incertain, mal construit.

Pouvons-nous convenir que l’observation c’est d’abord regarder attentivement quelque chose et en tirer des conclusions, puis que ça peut être le recueil de ce qui a été regardé et vu ainsi que des conclusions tirées ? Mais ça peut être aussi l’action de se conformer à ce qui est prescrit. C’est sans doute dans cette dernière acception que peut se nicher la faiblesse de ce que tes étudiants tirent de l’observation et des suites qu’ils donnent à cet exercice.

L’observation c’est un moyen empirique de saisir la réalité, ici la réalité d’une société particulière : la classe, à un moment donné.

Avant d’aller plus dans notre analyse je te propose que nous évacuions ce qui pourrait être une ambigüité source d’incompréhension. Il y a deux grands types d’observation. L’observation participante où l’observateur est membre de la société qu’il veut observer, soit qu’il lui appartient initialement, soit qu’il y rentre pour être « de l’intérieur », en immersion. Le deuxième type est l’observation non participante où l’observateur n’est pas membre de la société et garde de la distance. C’est bien de cette dernière dont il s’agit dans ton travail : tes étudiants n’appartiennent pas à la société (groupe) classe, ils n’interviennent pas ni ne prennent la parole. Ils regardent et espérons qu’ils voient, notamment les processus en cours au-delà du « verbal ». Ce que dit et ce que fait le maître est important, mais peut être pas tant que ça. L’observation non participante permet, sans doute mieux que l’autre, d’observer l’aspect non verbal des choses qui est le révélateur de la réalité sociale, par exemple l’organisation du groupe, les typologies d’interrelations, les codes comportementaux, les modes de vie… Dans le fond, cette observation du « non verbal » permet de regarder tout ce qui étaye l’action pédagogique et permet à l’acte didactique de s’ancrer et de foisonner.

Tu dois leur demander d’observer la classe, société ou groupe, pour l’objectiver tout comme leur travail d’observateur doit être objectivé en référant leur première objectivation à une réalité extérieure et la seconde à la propre position de l’observateur.

Cette réalité extérieur est complexe parce que située au croisement de trois éléments eux-mêmes complexes : les instructions données par le formateur, l’éclairage fourni par la théorie, les représentations et les attentes de l’observateur.

Les instructions que tu leur donnes vont très largement organiser l’observation et son compte rendu sur le plan pratique bien sûr, mais aussi dans un inconscient, du moins dans un « insoupçonné », pragmatique lié à la propension à la soumission de l’étudiant observateur. Gageons que les plus « scolaires » de tes étudiants seront les plus soumis à la parole du maître et ne s’éloigneront pas d’un iota du cadre que tu auras tracé. Alors, vas-tu travailler avec tes étudiants les fondamentaux de l’observation : fondement épistémologique, intérêt heuristique, objectifs, méthodologie, place de l’observateur… ? Vas-tu cerner un objet précis à observer ? Vas-tu fournir une grille d’observation ou en bâtir une avec eux ? Quel type de compte-rendu attends-tu ?

Au-delà de la guidance, c’est-à-dire la façon dont tu préétablis la méthode et la conduite d’observation qui sera conduite par tes étudiants, tu dois réfléchir, sans doute de concert avec eux, à l’objet final de l’observation : le compte-rendu. Ce que tu dois attendre de l’observation c’est un ensemble, peut être un thésaurus, de conclusions à partir desquelles vous pourrez construire un modèle « d’intervention pédagogique » ou confronter vos observations à un modèle préexistant à valider donc in fine construire un modèle. Le but de cet exercice, de cette situation de formation, est bien de mettre les étudiants en réflexion face à deux miroirs : la théorie et le modèle apportés par le maître, une expérience singulière questionnée d’abord par l’observation puis par la construction du modèle.

A partir de ce moment de la démarche de formation que tu as mise en œuvre, tu ne peux pas échapper à la question du modèle qui interpelle particulièrement et singulièrement dans le processus formatif autant le formateur que l’étudiant. Tu dois amener tes étudiants à se demander : « Qu’est-ce qu’un modèle ? » Peut-être peux-tu t’aider de cette réflexion : « La notion de modèle, bien que fort répandue dans la pratique scientifique comme dans la recherche épistémologique, ne ressort pas d’une définition unique. […] La définition du terme n’est donc pas établie, et il n’est pas sûr qu’un consensus même approché existe à ce propos parmi les utilisateurs. » (Joshua et Dupin, 1989). Pour ma part je retiens qu’un modèle est « un cadre représentatif, idéalisé et ouvert, reconnu approximatif et schématique, mais jugé fécond par rapport à un but donné » (Soler, 2000), fécond c’est à dire que « les résultats de mesures [sur le réel] s’avèrent suffisamment conformes aux prédictions du modèle ». Cette approche du modèle ouvre sur deux questions fondamentales au cœur de notre sujet : comment travaille-t-il en moi, qu’est-ce que je veux faire du modèle ? Dès lors, nous rentrons déjà dans une démarche d’objectivation du travail de l’observateur et de sa posture.

Maintenant, il me semble t’entendre me dire que nous sommes à la frontière du « psy ». Mais oui, car la question qui se pose est celle de savoir comment le modèle travaille en moi, c’est-à-dire comment est-ce que « Moi » je bâtis ou je m’approprie le modèle. Tu comprendras que cette problématique renvoie aux éléments de complexité que j’évoquais plus haut, car cette construction, liée à la théorie qu’a rencontrée l’étudiant, n’est pas indépendante des représentations qu’il construit, donc de son « Etre » et de sa capacité à faire. Finalement quand tu fais réfléchir les étudiants à ce qu’est le « modèle » tu leur permets de mettre en dialectique l’espace et la construction identitaires de l’individu : « Lui » futur « Je », l’étudiant qu’il est, le professionnel idéal qu’il voudrait être, l’idéal type de professionnel : celui qu’il perçoit, celui que lui renvoie la société et l’institution, et celui construit par et autour du discours du formateur, du maître.

Vois-tu comment le modèle est et doit être l’aboutissement de l’observation parce qu’il est une représentation et qu’il renvoie à une approximation de la réalité et à une sélection de certains de ses éléments ; le modèle permet la construction de l’identité professionnelle autant qu’il peut permettre de répondre à une ou des questions sur le réel professionnel. Comprends bien que ce processus d’identification ne fonctionne qu’à la condition que l’étudiant, en tant que « Je », s’engage à savoir de quel usage il décide pour le modèle. Soit il n’est qu’un objet à imiter, une sorte de référence inerte, soit il est toujours une référence mais active c’est-à-dire de laquelle il tire des solutions pour une question donnée. Tu auras compris que mon sentiment va vers la deuxième proposition ; or trop souvent le modèle est idolâtré et on essaie de « faire comme » au risque d’apporter la solution avant même d’avoir vu le problème.

Est-ce que tu mesures à quel point, dans le processus de modélisation et dans celui d’observation, par ailleurs comme dans tout acte de formation, la question de l’Etre est essentielle ?

Comme formateur tu dois amener tes étudiants à comprendre qu’observer est un processus qui s’appuie sur des représentations, des présupposés et sur des postures. L’observation est constituée par un triple travail de perception, de mémorisation et de notation. La perception permet de rendre familier ce qui est étranger et étranger ce qui est familier ; grâce à elle il s’agit de construire une autre vision de la « chose ». En ce sens l’observation est structurée par les objectifs de l’observateur et par ses hypothèses. C’est bien pour cela qu’un consistant travail d’explicitation préalable à l’observation doit être conduit avec les étudiants.

Tu me dis aussi ton désarroi face à la pauvreté de leur compte-rendu non seulement dans le contenu mais aussi dans la forme. Nous pourrions avoir un long échange sur la place et la forme de l’écrit dans le processus d’observation où l’écriture doit avoir une place importante. Ne penses tu pas que c’est dès avant la séance d’observation qu’il faut interpeler la question de l’écriture ? Dans le cadre de la préparation de l’observation que je viens de te dire, un travail d’écriture permet de baliser le terrain de l’exercice en évoquant les représentations des étudiants, en posant un faisceau d’hypothèses, en construisant une grille d’observation ou au contraire en y renonçant. On est déjà dans une mise à distance de « l’Etre observateur » par rapport à « l’Objet observé ». Mais, l’écriture prend toute son importance dans le compte rendu de l’observation où là l’observateur peut vraiment se distancier de l’objet ; elle permet à l’observateur de saisir comment lui-même il agit dans le processus d’observation. Comme l’écrit De Queiroz : « L’écriture n’est pas une simple technique. Ecrire n’est pas seulement enregistrer, redoubler et fixer la parole, c’est voir le monde autrement. C’est un instrument d’objectivation. Ecrit, extrait de son immersion dans l’action immédiate, dans la pratique, le langage introduit la pensée à une dimension de réflexivité. »[[L’école et ses sociologies, Nathan, collection 128, 1995.]]

Au final observer ce n’est pas qu’observer ; il faudrait que tu amènes tes étudiants à comprendre que l’objectif suprême de l’observation c’est de leur permettre de « réfléchir » : réfléchir à l’action, réfléchir au métier, réfléchir à son identité et à sa posture professionnelles. En permettant de guider un étudiant réflexif, l’observation est un des outils, de formation et d’autoformation, qui permettent de construire un enseignant réflexif.

Jean-Jacques Latouille
Inspecteur de l’éducation nationale, conseiller du ministre de l’Éducation nationale du Gabon