Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Les mots interdits

Depuis quelques années, j’ai constaté que, lorsqu’ils s’expriment à l’oral, mes élèves (j’ai principalement des 6es et des 5es venant de milieux socioprofessionnels favorisés) utilisent de plus en plus souvent des mots tels que « truc  », « machin  », « chose  » ou terminent leurs phrases par des « et voilà, quoi ! » ne permettant pas d’exprimer précisément leurs idées et ce, indépendamment de leur niveau ou de leurs difficultés.

Régulièrement, je reste indécis, perplexe, ne comprenant pas ce qu’ils cherchent à exprimer, ce qui crée de la frustration et parfois une certaine tension, aussi bien pour eux que pour moi. Que se passe-t-il ? Pourquoi cette difficulté à exprimer leurs idées ? Serait-ce pour l’élève une solution de facilité, un confort de simplification allant vers une certaine pauvreté du langage qui ne lui permet plus, au bout d’un moment, de faire passer un message correct, précis, compréhensible ? Serait-ce finalement un parallèle au langage SMS utilisé à écrit ?

Jusqu’à il y a trois ans, je leur expliquais que chaque mot de vocabulaire était important afin d’exprimer leurs idées, que le français était juste, tout comme un marteau, un outil qui servait à concevoir et exprimer une idée plus claire, plus précise. Bien entendu pour la plupart des élèves, ancrés dans leurs habitus, mon discours n’avait aucune incidence sur leur manière de s’exprimer. Face à cette triste constatation, j’ai donc alors simplement décidé d’interdire l’utilisation de ces fameux mots « sans sens » dans ma classe. La solution peut sembler radicale, mais les effets se sont vite révélés intéressants.

Quels objectifs pour cette pratique ? Il y en a deux : tout d’abord, permettre à l’élève de faire plus attention à son expression orale et ensuite valider non seulement des compétences du socle commun telles que reformuler les propos prononcés par un tiers, rendre compte d’un travail collectif ou individuel, adapter sa prise de parole à la situation de communication, émettre une hypothèse, formuler un problème, exprimer une solution, mais aussi contribuer à la construction de sa culture technologique et scientifique.

Cette année par exemple, en classe de 5e, j’ai demandé à mes élèves d’expliquer pourquoi, à leur avis, de nombreuses constructions de la région étaient fabriquées avec de la meulière (une roche locale). Dans la classe que je n’avais pas eue en 6e et où cette démarche des « mots interdits » n’avait pas été mise en place, un bon tiers des hypothèses ont contenu des mots vides de sens. Dans celles que j’avais eues en 6e, il n’y en a eu qu’une que j’ai fait reformuler et qui a alors utilisé le mot « matériau  » (vu l’année dernière) à la place du mot « truc  ».

Concrètement, il n’y a pas de punition, pas de jugement, pas de malus accordé à celui ou celle qui prononce un de ces mots interdits. La démarche est toujours la même : je fais remarquer à l’élève qu’il a prononcé un mot interdit (il arrive assez souvent qu’il ne s’en aperçoive pas, tellement ça lui semble naturel), il reformule sa phrase en utilisant un mot plus approprié.

Et s’il n’y arrive pas ? S’il ne trouve pas le bon mot ? Alors il peut interroger d’autres élèves de sa classe, c’est lui qui choisit qui va l’aider, jusqu’à ce qu’il trouve (ou plutôt que la classe trouve) le mot qui manque. Ils élaborent ainsi ensemble l’idée de leur camarade, mais c’est toujours lui qui l’exprime au final, se l’appropriant, ce qui permet une meilleure participation, une meilleure dynamique de classe.

L’extension au pôle sciences

Un de mes meilleurs indicateurs est lorsque d’autres élèves de la classe interpellent un élève qui prononce un mot interdit afin de lui en faire la remarque, et qu’il remplace ces fameux mots par du vocabulaire vu en classe ou venant d’autres matières, d’autres sources. D’ailleurs, si moi-même je fais l’erreur d’en utiliser un, ils n’hésitent pas à me le signaler (ce que je considère comme parfaitement légitime). Cette année, certains 6es ont même été jusqu’à faire remarquer à leur enseignante de français qu’elle avait utilisé le mot « chose  » dans une de ses phrases. Transfert de compétence dans une autre matière. N’est-ce pas la meilleure façon de valider la compétence acquise ?

Cette pratique a été étendue cette année aux autres disciplines du pôle sciences (SVT et physique-chimie), sur les niveaux 6e et 5e, avec des collègues volontaires, afin de maintenir une certaine cohérence dans nos usages. En effet, même si chaque enseignant a tendance à reprendre les élèves lorsqu’ils ne sont pas précis dans leur expression, l’utilisation des mots interdits revient vraiment régulièrement avec la démarche d’investigation, où la parole est plus libre et où se forment des idées parfois énoncées avant même d’être finalisées.

Certains collègues de français se sentent moins seuls à être attentifs au vocabulaire des élèves. « Au moins, ils peuvent toucher du doigt que l’enrichissement du vocabulaire est important pour se faire comprendre et nuancer leur pensée », m’écrira même l’une d’elles.

À l’heure où les changements dans les cycles éducatifs se profilent, j’ai ouvert la discussion lors du conseil école-collège sur le fait de développer cette pratique en partenariat avec l’école primaire. L’une des conseillères pédagogiques a suggéré qu’une piste intéressante serait d’assurer une continuité dans le vocabulaire utilisé en cycle 3. Globalement, une liste de termes techniques utilisés en primaire pourrait par exemple être transmise au collège, afin que nous sachions ce qui a été vu l’année précédente.

Depuis que je fais du français un outil pour la construction d’une culture technologique, non seulement je n’ai plus eu droit depuis plusieurs années au fameux « on n’est pas en cours de français m’sieur », mais en plus les élèves reportent d’une manière transversale cette « interdiction de chosifier », exportant ainsi la rigueur dans la construction et l’expression de la pensée qui est un atout de la culture scientifique.

David Berland
Enseignant de technologie, formateur, académie de Versailles