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La question des codes

On dit souvent « qu’ils ne maîtrisent pas les codes ». C’est-à-dire ? Dans un collège Rep+ , je discute dans la cour avec un enseignant quand des petites filles de 5e s’approchent de moi : « Qu’est-ce que vous faites-là vous ? On vous connaît pas. M’sieur c’est votre grand-mère ? ». Aucune agressivité ou provocation dans leur voix ou leur attitude. Elles se mettent à caresser mon manteau : « C’est doux, c’est en quoi ? ». Leur professeur, gêné : « Mais enfin, les filles, on ne parle pas comme ça, on ne touche pas la dame. » Elles ne comprennent pas ce qu’on leur reproche « Mais on lui fait pas mal, on lui a rien pris. » Je pense aussi à ce jeune primo-arrivant du dispositif de raccrochage, plein de bonne volonté, qui met, pour un entretien d’embauche, une casquette entièrement cloutée de pitons dorés : « T’as vu Nicole, j’me suis sapé grave ! ».  Ou encore cette mère d’élève à qui le professeur principal reproche les retards chroniques de son fils et qui répond : « Mais il vous manque tant que ça, mon fils, que vous pouvez pas commencer votre cours sans lui ? » Là encore nulle provocation ni mauvaise volonté, juste deux mondes dont les codes ne s’ajustent pas.

A quoi sert l’école ?

Comme l’analysent les chercheurs du groupe Escol[[Bernard Charlot, Jean-Yves Rochex, Stéphane Bonnéry, Elisabeth Bautier… L’équipe ESCOL de Paris 8 (Éducation, Scolarisation) étudie les inégalités sociales de réussite scolaire et la manière dont elles se construisent.]], certains de ces jeunes n’ont pas saisi « le sens de l’expérience scolaire ». Ils ne comprennent pas à quoi sert l’école, ni ce qu’on y fait. Ou alors ils lui assignent des objectifs externes et utilitaires : faire plaisir aux parents, se conformer à un modèle, avoir un bon métier, une situation sociale enviable. Le plaisir d’apprendre, de se réaliser, de développer ses compétences naturelles, la conscience de forger sa personnalité, de développer son intelligence, de construire sa pensée ne sont pas liés dans leur esprit à la scolarité. Ils ne distinguent pas les tâches scolaires des acquisitions qu’elles permettent, ils les associent seulement à l’ennui et à l’échec récurrent. L’erreur n’est pas pour eux un moyen d’apprendre par tâtonnement mais une source d’humiliation. Ils sont bloqués par une représentation binaire du savoir. Il y a ceux qui savent et ceux qui ne savent pas et ils se rangent définitivement parmi ceux qui ne sauront jamais. Ils n’imaginent pas que le savoir se construit patiemment par tâtonnements et par paliers. C’est la raison pour laquelle l’absentéisme se réduit pour eux à un problème administratif auquel les établissements attachent une importance exagérée.

À partir du moment où ils ne réalisent pas que les progressions scolaires construisent rationnellement les apprentissages, ils ne sont pas réceptifs à l’idée qu’ils en sapent les bases en manquant les cours. Ils ne perçoivent pas la porosité entre les apprentissages scolaires et la « vraie vie », ils n’ont pas pris l’habitude en famille d’établir des liens entre le savoir enseigné en classe et la vie quotidienne alors que c’est ce qui donnerait sens à ces cours qui les rebutent. Ils vivent volontiers dans un système d’attribution externe dans lequel ils rendent le professeur, le système, les politiques, les autres, coupables de leurs échecs parce qu’ils ne se sentent pas responsables de l’appropriation des savoirs présentés par les enseignants. De même que les règles sont pour eux vides de sens, à la limite elles ont été inventées pour leur « pourrir la vie », pas pour permettre une cohabitation harmonieuse au sein de l’établissement ou la réussite des élèves.

La persévérance scolaire est une notion qui n’a pas sa place spontanément dans leur système de valeurs, ils se réfugient dans l’abandon pour échapper au destin des élèves qui se heurtent douloureusement à leurs échecs répétés, ceux qu’on appelait autrefois « les cancres » et dont on dit aujourd’hui qu’ils sont « les plus éloignés de l’école ». Cette périphrase me laisse perplexe. Elle me rappelle une réflexion d’une maman dans le cadre de la recherche de la MRIE (Mission régionale d’information sur l’exclusion) : « Vous parlez toujours des décrocheurs mais on n’a pas l’impression que vous avez compris que c’est vous qui les décrochez ».

La construction de contre normes

Pour des raisons sociales, familiales, culturelles, ils ne connaissent, ne comprennent, ne maîtrisent pas les codes supposés préacquis par tous lors de l’entrée à l’école. Rapidement ils se perçoivent comme différents, jugés, méprisés, relégués. Ils sentent bien qu’ils sont considérés par les enseignants, les cadres scolaires, les autres élèves et leurs parents comme « déviants ». Par réflexe inconscient d’autojustification et d’autodéfense, ils ne réagissent pas, pour la plupart, en essayant d’adopter ces codes mais en construisant des contre normes. L’échec scolaire devient un facteur d’intégration parmi leurs pairs et dans leur quartier, comme la délinquance pour certains. Les codes de la bande apparaissent comme plus séduisants et valorisants que ceux de l’école. Cette affiliation au groupe des opposants, des perturbateurs, des décrocheurs, des rebelles, des exclus du système, des résistants à la chose scolaire, leur confère dans leur quartier une reconnaissance qui leur permet de se sentir valorisés et intégrés dans un groupe social.

Cette construction identitaire de l’adolescent l’éloigne définitivement de l’école. Les normes de la rue et celle de l’école ne sont pas seulement différentes, elles sont antinomiques et concurrentielles. Sur le plan vestimentaire comme dans les postures corporelles et langagières, pour les loisirs comme pour le code d’honneur, dans les usages et les routines, ces cultures apparaissent comme incompatibles. Celui qui témoigne des brimades subies par un camarade harcelé est « une balance », un traitre à la cause, comme « le bouffon » qui se soumet aux contraintes scolaires. La casquette vissée sur la tête est un signe de reconnaissance essentiel quand on doit se présenter en « terrain ennemi », établissement scolaire, centre de formation, entretien d’embauche… Ce qui sonne à nos oreilles comme des insultes intolérables est considéré par nos élèves comme des manifestations d’amitié.

De part et d’autres les postures se radicalisent, les oppositions se cristallisent dans un rapport de forces dont professeurs et élèves sortent perdants. Nous, enseignants, avons bien du mal à reconnaître cette culture de la rue que nous avons tendance à ressentir comme « barbare », dans tous les sens du terme : étrangère, vulgaire et inconvenante. On sait bien aujourd’hui que respecter la culture et la langue d’origine des primo-arrivants est le meilleur moyen de les amener vers la culture du pays d’accueil mais l’objectif à atteindre est le bilinguisme et la double culture, synonymes d’ouverture et d’enrichissement. Dans le cas où les codes s’avèrent inconciliables, le problème est plus ardu et les conséquences plus lourdes pour l’avenir de ces jeunes, particulièrement pour les filles. Les garçons disposent de capacités supérieures à construire ces contre normes car ils supportent moins de pression familiale. Du coup les filles, plus conformistes, sont contraintes de se plier à ces contre normes[[« Des filles conformistes ? Des garçons déviants ? Manières d’être et de faire des élèves des milieux populaires », Séverine Depoilly,  Revue française de pédagogie de l’ENS n° 179 , 2012.]].

Renvoyer l’ascenseur social

Il semble que les rares enseignants issus des milieux populaires sur lesquels on a beaucoup compté pour assurer une médiation pertinente ne sont pas forcément plus à l’aise. Certains partent du principe, que, puisqu’ils s’en sont sortis, tous peuvent le faire sans dispositif particulier. D’autres ont adopté les codes de la classe à laquelle ils ont accédé et n’ont pas envie de renvoyer l’ascenseur social. D’autres encore, sachant trop ce que vivent ces jeunes dans leur cadre familial, renoncent à toute exigence envers eux les condamnant ainsi, par compassion, à ne pas en sortir.

Nicole Bouin
Enseignante de lettres-histoire en lycée professionnel


Références
Publication du dossiers de la MRIE : Réflexion croisée parents – professionnels sur le décrochage scolaire téléchargeable en ligne en pdf.