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Éteindre les lumières pour éclairer les émotions

En classe le film sert souvent d’auxiliaire pédagogique : il est un moyen attrayant d’accrocher l’élève à une discipline ; il intervient comme adjuvant à un cours, pour illustrer un propos. Mais traiter un film comme un objet d’étude et de culture est plus rare. Nous vivons dans un monde où les moyens de communication et d’expression visuelle se sont complexifiés. Je crois que l’enseignant doit être à la fois un initiateur, en donnant à voir et à ressentir, et un médiateur en donnant des clés de compréhension, en dotant les élèves d’outils d’analyse de l’image. Le cinéma est pour moi le plus formidable outil d’éducation à l’image.

Je me suis dans un premier temps attelée à faire du lien entre l’écrit et l’image : lire des œuvres littéraires puis visionner leur adaptation cinématographique. Comparer œuvre littéraire et adaptation(s) cinématographique(s) permet d’aborder la question des représentations : cette mise en images est une réécriture de l’œuvre du point de vue d’un réalisateur. Je travaille en classe le traitement de la narration, la caractérisation des personnages, les similitudes et les points de divergence.

Des adaptations cinématographiques

Roald Dahl est un auteur qui a souvent suscité mon intérêt et celui des élèves, tant par ses œuvres que par les adaptations cinématographiques qui ont été faites. Celles-ci ont été réalisées par des cinéastes innovants, raconteurs d’histoires, créateurs d’un univers inventé de toutes pièces, à la recherche d’un esthétisme de l’image, au service de l’œuvre, et d’un auteur à l’humour subversif, particulièrement inventif.

Je citerai ici Tim Burton, dont l’adaptation d’Alice au pays des merveilles est aujourd’hui référencée par l’Education Nationale comme œuvre majeure du 7e art, qui a su aussi réactualiser l’œuvre de Roald Dahl, Charlie et la chocolaterie, dans lequel il dresse un portrait critique des enfants « multimédia ».

Différentes pistes s’offrent à l’enseignant : décrire les « mondes imaginaires » créés par Tim Burton au travers des extraits de ses films, caractériser les personnages marginaux récurrents dans ses œuvres, donner à voir d’autres œuvres ou extraits d’œuvres auxquels Tim Burton fait référence dans Charlie et la chocolaterie tels que 2001, l’odyssée de l’espace ou Le magicien d’Oz. Au cinéma, comme en littérature, la mise en réseau est fondamentale et permet aux élèves de se construire des référents culturels. Et puis en 2012 est sorti sur grand écran le film Oz, « l’avant magicien d’Oz ».

Je citerai également Wes Anderson qui, passionné par Roald Dahl, a réinventé Fantastique Maître Renard, en proposant un film d’animation avec une technique image par image. Le film commence avant le roman et la dernière partie est inédite. J’invite les élèves à identifier les changements, les nouveautés dont la création d’un personnage supplémentaire, le traitement à l’image de certains évènements du récit. Au niveau de l’image, ce film incite à aller plus loin en abordant les techniques du cinéma d’animation.

Le genre policier

Yvan Pommaux a écrit une trilogie policière mettant en scène un chat détective, sorte de chat botté moderne, John Chatterton. Il s’est inspiré de l’œuvre de Howard Hawks, Le grand sommeil. Son héros est la réincarnation du détective interprété par Humphrey Bogart. Dans ses albums, la mise en images proposée est complètement cinématographique et réutilise les caractéristiques du film noir américain des années 1950 (époque, univers décalés, costumes, milieu urbain assimilé à une grande ville américaine, lumière rasante). Je fais visionner des extraits de films aux élèves afin qu’ils puissent identifier et ressentir l’atmosphère de ces films noirs, tels que Mark Dixon, détective, Laura, L’inconnu du Nord Express, et bien évidemment Le grand sommeil. Il y a un formidable va-et-vient entre littérature et cinéma à faire partager aux jeunes générations.

Ces activités rendent l’enfant actif face à l’image, donnent des repères, participent à l’élaboration d’une culture commune, favorisent l’expression, développent l’imaginaire et le sens critique, aiguisent le regard. Cependant cette approche effleure le monde de l’image sans vraiment le pénétrer. Entrer dans le monde de l’image, c’est s’approprier son langage visuel avec ses techniques ses codes.

J’ai initié deux ans de suite avec des élèves de CM2 un « cycle Hitchcock ». J’ai fait entrer mes élèves dans ce langage de l’image, pour la première fois, avec le film La mort aux trousses. J’avais choisi de leur faire analyser la séquence, très célèbre dans l’histoire du cinéma, où le héros, interprété par James Stewart, se retrouve dans cette sorte de no man’s land désertique en quête de l’homme avec lequel il est confondu, attaqué par un avion.

Je leur ai proposé une analyse en trois temps correspondant à trois niveaux de lecture : recueillir leurs premières impressions ; identifier les éléments du décor, décrire le comportement du personnage et repérer les « menaces » ; explorer le langage technique de l’image (plans, mouvements de caméra, angles de vue). L’identification de cette technicité permet à l’élève de comprendre l’influence du cadrage sur la perception de l’image, et d’appréhender les intentions du réalisateur. Cette séquence a beaucoup impressionné les élèves, ils en ont saisi les enjeux dans le film, et ils ont relevé des éléments très pertinents : la distinction entre les prises réelles et les trucages, l’irruption d’un homme qui attend le bus et rappelle le face-à-face dans les westerns, le jeu subtil entre l’image et la musique, qui n’intervient qu’à la fin de la séquence, pour apporter une note dramatique à la scène. Certains ont dit s’être complètement identifiés au personnage, car sans avoir toujours les mots justes pour le formuler, ils ont pris conscience que toute l’action se déroulait du point de vue du personnage incarné par James Stewart.

Ces pratiques permettent à l’élève d’acquérir des savoirs et un vocabulaire spécifique au monde des arts visuels. J’ai mené une année un projet avec un photographe de la Maison Doisneau de Gentilly. L’objectif était d’écrire plusieurs romans-photos. Les élèves ont écrit par groupe un scénario policier puis ils l’ont traduit en images sous la forme d’un story-board. Ils ont été initiés à la photographie puis ils ont été les créateurs de leur œuvre en se plaçant derrière l’appareil comme on se place derrière une caméra. Certains ont choisi la couleur, d’autres le noir et blanc, ils se sont beaucoup questionnés sur le choix des prises de vue pour servir au mieux leur histoire, et surtout la représentation que chacun s’en faisait, ce qui a suscité des débats, des choix et des renoncements.

Familiarisés avec le vocabulaire et les techniques de la photo, l’analyse filmique a semblé plus accessible aux élèves. Ce qui est intéressant c’est que cette année-là nous avions visionné, avant le lancement du projet, le film Fenêtre sur cour, toujours dans le cadre d’un projet sur le polar, et en fin d’année, les élèves ont demandé à le visionner de nouveau. En regardant une seconde fois, j’ai pu mesurer l’évolution de leur regard sur l’image. Ils avaient remarqué que le film fonctionnait en grande partie sur le modèle champ-contrechamp.

Le cinéma d’animation

Je tiens à évoquer aussi en classe les débuts du cinéma et des techniques d’animation : expérimenter les appareils qui ont donné naissance au cinéma, réaliser une illusion d’optique, créer un flip-book, rencontrer les premières œuvres du cinéma, aborder les différentes techniques d’animation.

J’ai d’abord proposé des tris d’images, des images fixes dans un premier temps, pour s’interroger sur les fonctions et les représentations qui sont véhiculées, puis des images animées, pour amener à identifier et expliciter les différentes techniques de l’animation, les effets produits par celles-ci sur l’image et sa valeur esthétique. Nous avons visionné de nombreux extraits de films d’animation, au départ choisis par mes soins, puis d’autres, proposés par les élèves, sont venus enrichir le terreau d’un patrimoine commun. A partir de ces divers extraits les élèves se constituent une sorte de lexique de l’animation.

Et puis ils ont découvert Georges Méliès, le créateur du spectacle cinématographique. Donner à voir à des élèves Le voyage dans la Lune c’est leur offrir une expérience unique car « c’est un film qui appartient au monde et à l’imaginaire collectif » (Serge Bromberg). Le plan représentant le voyage de la Terre à la Lune est, de tous les plans cinématographiques imaginés par Méliès, le plus célèbre. En analysant le dispositif, on aborde avec les enfants la notion de trucage inventée par Méliès. Alfred Hitchcock utilise un cache façon Méliès dans le film La mort aux trousses pour effacer la ville que l’on perçoit au loin dans la scène de l’avion, décrite plus haut, afin d’obtenir une vue panoramique du désert, qui constitue désormais un piège à ciel ouvert. Nombreux, variés, et riches sont les référents culturels à bâtir avec nos élèves.

Le cinéma muet burlesque

Le cinéma muet donne à percevoir, à voir, à entendre, à sentir ce que nous sommes et ce que sont les choses. Le cinéma muet burlesque – Charlie Chaplin, Buster Keaton, Max Linder – m’a toujours fasciné comme il fascine les enfants car il est intemporel. Cette dernière année vécue en classe de CE2 a vu naître et se concrétiser un projet en hommage au personnage de Charlot, la réalisation d’un court-métrage muet, noir et blanc, dont les élèves ont été les acteurs. Accompagnés, pour la réalisation, par une jeune compagnie professionnelle talentueuse, PROD 8, nous avons avec la classe recréé un univers chaplinien. Le film s’inspire des premiers courts-métrages de Charlie Chaplin dans le rôle du vagabond. Une journée sur un banc, clin d’œil à Une journée de plaisir, met en scène divers personnages qui se rencontrent sur un banc dans un jardin et vivent des situations cocasses, absurdes, décalées, teintées de malentendus, empruntes de temps à autre d’un détournement d’objet, thématique chère à Chaplin et récurrente dans ses œuvres.

Les élèves avaient jusque-là rencontré l’image. Au travers de ce projet, ils ont pu faire partie d’une fabrication, d’une production, d’une réalisation de l’image. De nombreuses séances de projection puis d’analyse filmique ont été menées en amont en classe pour les plonger dans un bain de cinéma : s’approprier pour créer, imaginer, produire ! J’ai invité les élèves à voyager au travers des œuvres qui allaient selon moi les sensibiliser à la richesse émotionnelle, esthétique et humaniste de Chaplin. Il y a d’abord eu quelques courts tels que Charlot est content de lui, Charlot garçon de café, Charlot patine, Charlot s’évade, Charlot vagabond, Charlot et le chronomètre. Puis vinrent Une journée de plaisir, Une vie de chien, Jour de paie, Le cirque, Le kid, et enfin Les temps modernes. Nous avons par exemple mené une étude comparative entre Le kid et Une vie de chien car le premier reprend la thématique du second en l’élargissant dans une réalité encore plus objective et plus poignante, l’enfant abandonné puis trouvé remplaçant le petit chien symbolique.

Le film Le cirque a été un objet d’étude à part entière. Il y a eu un va-et-vient permanent entre projection et analyse. Chaque groupe d’élèves était missionné pour relever certains éléments : identifier les différentes actions et les différents états émotionnels de Charlot dans la scène de la « cage au lion » ; relever tout ce qui provoque le rire (la répétition, la maladresse, le décalage, la transposition, l’excès, le contraste…) ; identifier le personnage incarné par Chaplin : physique, tenue vestimentaire, gestuelle, condition sociale… ; analyser la « dimension linguistique » : les traces écrites (que signifie ce qui est lu ?), la pantomime (chercher les gestes qui remplacent les mots) ; repérer et analyser le motif du cercle : motif récurrent dans le film (la première et la dernière séquence ; la totalité du film se passe dans l’enceinte du cirque ; certains gags sont construits de manière circulaire : le policier, l’âne).

Charlot est devenu une sorte de héros aux yeux des enfants qui disent avoir vécu une « belle aventure ». Donnons à vivre aux enfants le plus possible d’aventures cinématographiques !

J’ai évoqué des pratiques possibles mais il y en a une qui est un préalable indispensable à toute autre : après toute projection et avant toute analyse, laissons les enfants dire leur ressenti, partager leurs émotions, car le cinéma est avant tout un art qui frappe à la porte de nos sentiments, de nos sens et de nos rêves.

Mélanie Devalan
Professeure des écoles à Notre-Dame-du-Sacré-Cœur, à Senlis