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Du concept aux programmes : incohérence et précipitation

Longtemps, le système éducatif a défini avec une grande précision et une certaine rigueur les divers savoirs disciplinaires à enseigner. Pour le reste, le sens commun suffisait, le système fonctionnait sans aucune définition explicite du concept de savoir (comme s’il allait de soi), ni aucune conceptualisation partagée de la manière dont les savoirs se construisent dans l’esprit des élèves.

La réécriture des objectifs de l’éducation en termes de compétences visées à l’issue d’un cycle ou de la scolarité de base dévoile crûment l’incapacité du système éducatif non pas tant à définir le concept de compétence dans l’abstrait, mais à s’en tenir à sa propre définition lorsqu’il s’agit d’énumérer les acquis visés. Le socle commun de 2006 adopte en effet une conception des compétences proche de celle qui prévaut dans le monde du travail : être compétent, c’est maîtriser une famille de situations de même type en mobilisant des ressources hétérogènes : savoirs, habiletés, informations, attitudes, postures, valeurs, composante de l’identité et de la personnalité. Ces ressources peuvent avoir été acquises à des âges de la vie très différents, de la prime éducation à la réflexion sur l’expérience en passant par la formation scolaire et la formation professionnelle ; elles se sont développées selon des cheminements divers, elles se rattachent à diverses disciplines et parfois à aucune, leur mode de mémorisation va du « savoir-en-acte » au savoir formalisé et mis en mots. L’important est que ces ressources travaillent en synergie pour rendre possible une action adéquate (sensée, efficace, équitable…) dans une famille de situations.

Cette conceptualisation, héritée des sciences du travail, a séduit l’école. Non seulement en raison de sa modernité, mais parce qu’elle surgit au moment opportun pour rappeler qu’on va à l’école pour en sortir et qu’on acquiert des connaissances pour s’en servir.

Deux obstacles majeurs

Cette réforme curriculaire se heurte à deux obstacles largement sous-estimés :

  • Le système éducatif dispose d’une impressionnante liste de connaissances et d’habiletés qu’il faut absolument « recaser » dans les programmes censés développer des compétences ; alors que dans le monde du travail comme dans l’apprentissage par problème, ce sont les situations qui appellent des ressources, c’est l’inverse à l’école, au collège et au lycée : les ressources sont déjà là et il faut faire les contorsions nécessaires pour les mettre au service de compétences auxquelles les disciplines concernées ne faisaient pas référence.
  • Alors que dans un métier, on peut identifier un certain nombre de familles de situations de travail, il n’y a rien d’équivalent pour l’école, aucune identification claire des pratiques sociales de référence qui ne sauraient être déjà professionnelles. La notion de situation de référence et de famille de situation disparaît.

Ces deux obstacles devraient être identifiés, travaillés et partiellement surmontés en amont de l’écriture des socles et des programmes. Mais non, les ministres et leurs cabinets sont pressés. Peu importe que les textes résultent d’une réflexion bâclée et soient donc inaboutis, incohérents, inapplicables. Sans exclure une part de cynisme : aucune réforme ne passe si on explicite trop les coûts, les obstacles, les conditions, les dérives possibles. Pour emporter l’adhésion, il faut aller vite, décider avant d’avoir identifié les problèmes et commencé à construire des solutions. Il restera à léguer les impasses et les contradictions de la réforme aux ministres suivants et surtout aux enseignants. Le rapport entre le socle commun et les programmes n’est pas clair ? On ne sait pas évaluer les compétences ? Qu’importe, prouvons la marche en marchant.

Jeux de masques

Comment faire pour que l’incohérence entre le concept de compétence et les programmes censés les développer ne se voie pas trop, ou pas tout de suite ? Plusieurs stratagèmes permettent de faire illusion :

  1. Mettre des verbes d’action devant les notions. « Se servir de la loi d’Ohm » devient une compétence à bas prix et avec l’avantage de n’effrayer aucun professeur attaché à cette loi.
  2. Énumérer des compétences dites « transversales » : communiquer, raisonner, analyser, observer, évaluer, comparer. En feignant de croire qu’on peut apprendre à analyser n’importe quoi.
  3. Proposer de travailler en classe des situations complexes (abusivement appelées situations-problèmes) en faisant passer ces situations didactiques (aussi intéressantes soient-elles) comme une préfiguration des situations extrascolaires qui appellent des compétences.
  4. Considérer désormais comme des compétences les diverses habiletés ou capacités que l’école travaille depuis toujours (opérations arithmétiques, contraction de texte, recherche d’une information, mesure, construction d’une figure géométrique, etc.).

Ces stratagèmes peuvent se conjuguer, avec la complicité des enseignants conservateurs (qui peuvent continuer à faire ce qu’ils faisaient à condition de changer de langage) et des enseignants novateurs (que « l’approche par compétences » encourage à persévérer dans leurs essais de pédagogie active, d’évaluation critériée, de travail par situations-problèmes, de différenciation, de démarches de projet). Dans une culture où avoir raison tout seul est l’enjeu, seuls quelques fous se tournent vers l’autorité scolaire pour lui demander d’être plus cohérente. Chacun pressent que davantage de cohérence conceptuelle pourrait restreindre son autonomie de pensée et d’action, imposer une pensée unique, celle du parti au pouvoir, à des enseignants qui ne se reconnaissent pas dans ses valeurs.

Contre le flou et la précipitation

On peut évidemment, dans un esprit « positif », faire l’éloge des notions floues et des concepts mous, louer les vertus dialectiques des contradictions ou leurs effets favorables à la discussion, à réflexion, à l’innovation. Je pense que le système éducatif mérite mieux que cet « à peu près » et qu’il est regrettable de gaspiller autant d’énergie pour faire réussir des réformes mal conçues.

Qu’on me comprenne bien : je ne suis pas contre un curriculum donnant davantage de place, voire la priorité aux compétences. Au contraire. C’est précisément parce que ce serait un progrès majeur dans la définition des finalités de l’éducation de base qu’il faut lutter contre la précipitation et la confusion. La manière dont on introduit les compétences dans plusieurs pays peut faire craindre un violent retour en arrière dans moins de dix ans : cette réforme curriculaire aura fait la preuve de son manque de valeur non par manque de sens, mais par excès de précipitation et déficit de pilotage intellectuel.

Je sais que ses adversaires peuvent utiliser le moindre doute à propos de sa cohérence pour dire « Vous voyez bien, il faut tout arrêter ». J’ai à cet égard une position de plus en plus ferme : les antipédagogues bloquent le progrès de l’école, mais ce n’est pas, contrairement à ce que l’on croit, en gagnant quelques batailles sur les notes, les cycles, les programmes, mais parce que la menace incite ceux qui veulent changer l’école à présenter un front uni. Le plus grave serait que les innovateurs cessent de débattre ouvertement entre eux. Ni les démarches inspirées du constructivisme, ni les évaluations sans notes, ni les pédagogies différenciées, coopératives ou actives, ni les projets d’établissements ou le travail d’équipe ne dépasseront leurs limites actuelles s’il est politiquement incorrect ou risqué de les reconnaître et d’en discuter. Il en va de même des curriculums orientés vers le développement de compétences. Finissons avec l’autocensure des innovateurs, elle profite à terme à leurs adversaires.

Dix problèmes à résoudre

Partant du principe qu’il n’y a aucune raison de résoudre les problèmes aussi longtemps qu’ils ne sont pas posés, je vais tenter d’en énumérer quelques-uns à propos des compétences dans le champ de l’éducation scolaire.

  1. Pourquoi et surtout pour qui veut-on infléchir le curriculum de l’éducation scolaire en faisant une large place aux compétences ? Si l’on ignore l’effet de mode, les raisons sont parfois bien minces en regard des transformations exigées. Et surtout, on ne dit pas clairement que cette réforme s’adresse en priorité à ceux qui ne feront pas d’études longues et ne sortiront pas de l’enseignement supérieur avec des diplômes, une identité, des connaissances, des compétences de haut niveau. Développer des compétences n’est un véritable progrès que pour les élèves qui ne dépassent pas le niveau du bac, voire du certificat d’études.
  2. Toutes les finalités de l’éducation scolaire sont-elles censées se décliner en compétences ? Ou fait-on une place, et alors laquelle et pourquoi, à d’autres objectifs, par exemple des valeurs, des postures, une identité, un développement intellectuel ? Que gagne-t-on à redéfinir tous les acquis comme des compétences ou des ressources au service de compétences, au risque de brouiller les cartes ?
  3. Faut-il rattacher tous les savoirs disciplinaires à des compétences ? Ou peut-on ouvertement enseigner certains d’entre eux comme des bases de connaissances ultérieures ? Que gagne-t-on à référer tous les savoirs à des situations complexes ?
  4. Existe-t-il et si oui faut-il développer des compétences transversales, c’est-à-dire susceptibles de se déployer à propos d’objets fort divers, relevant de disciplines différentes ? En travaillant le savoir-analyser, pense-t-on sérieusement préparer à analyser aussi bien une roche, un plat cuisiné, une radiographie, un opéra, un match de football, un marché, un parfum ou une campagne électorale ?
  5. Est-on prêt à prendre au sérieux le lien entre une compétence et une famille de situations à affronter hors de l’école, qu’on soit enfant, adolescent ou adulte ? À quelles situations se référer, inscrites dans quelles pratiques et rapports sociaux ?
  6. Peut-on imaginer de définir les compétences et les ressources à partir d’une analyse de la vie des gens au xxie siècle et des problèmes auxquels ils sont ou seront confrontés, individuellement ou collectivement ? Ou veut-on retrouver dans les programmes orientés vers le développement de compétences tout ce que l’école enseigne depuis le XXIe siècle ?
  7. Envisage-t-on de bouleverser la clé de répartition entre disciplines ? D’en introduire de nouvelles, comme le droit, l’économie, la psychologie ?
  8. Accepte-t-on de réduire dans les horaires scolaires le temps dévolu à l’acquisition de savoirs nouveaux pour entraîner les élèves à se servir des ressources acquises ? Autrement dit, peut-on trouver un équilibre entre accumulation des ressources et apprentissage de leur mobilisation en situation ?
  9. Sommes-nous prêts à donner la priorité, dans la construction des programmes à ceux qui ne suivent pas la voie royale des études longues ? Au besoin en retardant un peu la formation des futures élites ?
  10. Quelles transformations des dispositifs d’enseignement-apprentissage et d’évaluation le nouveau curriculum implique-t-il ? Quelle formation, quel accompagnement, quels moyens proposer aux enseignants ?

Une question de méthode

Nul ne peut trancher ces questions simplement, d’autant que nous avons besoin de réponses collectives, donc de compromis aussi intelligents que possibles. Qui ne rêverait d’une société capable d’organiser un débat sur ces questions avant de redéfinir les finalités de l’éducation scolaire. La méthode autoritaire ou majoritaire est sans doute plus expéditive, mais à quel prix ?

Le pire serait de manquer l’occasion de faire évoluer le curriculum par excès de précipitation et absence de véritable débat de fond sur les rapports entre la culture et l’action, l’école et la vie, la formation des élites et la formation des autres, le rapport entre connaissances et compétences, les finalités de l’éducation scolaire. Sans doute rejoint-on le grand défi du xxie siècle : concilier démocratie et complexité, se donner le temps et les moyens de comprendre les enjeux et de construire des accords.

Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, université de Genève