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Débat interprétatif et discussion à visée philosophique à l’école élémentaire

La littérature comme expérience de pensée

En insistant sur la portée philosophique de la littérature (de jeunesse) en général et des œuvres de la liste, les programmes de littérature à l’école primaire ont ouvert la voie à des débats réflexifs dans laquelle tous ceux qui jugent nécessaire une initiation précoce à la philosophie ont pu s’engouffrer. Ces programmes visent absolument à éviter la dérive techniciste de l’approche des textes. Inspirés par les théories de la réception et les réflexions de Umberto Eco et Paul Ricœur, ils insistent pour que l’étude des œuvres ne soit jamais un prétexte à un décorticage formaliste mais l’occasion d’une rencontre poétique et intellectuelle. Ils centrent l’enseignement sur le plaisir de lire, sur le sens, la beauté et la complexité des œuvres, sur la constitution d’une bibliothèque mentale. Il faut permettre à l’enfant de faire une expérience initiatique avec la littérature : je rencontre un texte qui va me permettre de mieux me connaître et de mieux connaître le monde[[En ce sens le succès de La psychanalyse des contes de fées de B. Bettelheim, qui affirme la possibilité pour de très jeunes enfants de faire cette rencontre intellectuelle et affective avec de vraies œuvres littéraires, a eu un impact considérable sur la reconnaissance de « l’enfant /sujet /lecteur/philosophe ». La publication d’ouvrages à forte teneur anthropologique, qui abordent des questions métaphysiques, est une grande tendance de la création en littérature de jeunesse contemporaine (sans parler de la mode actuelle des « petits manuels de philosophie pour enfant », comme les « Goûter philo » chez Milan ou les « Chouette penser ! » chez Gallimard)]]. Ainsi Les documents d’application et d’accompagnement des programmes demandent explicitement aux enseignants de montrer à leurs élèves que la littérature est d’abord et avant tout un discours sur le monde qui nous permet de lui donner sens et intelligibilité : « À l’école primaire, il ne s’agit en aucune façon de proposer aux élèves une initiation à la lecture littéraire qui passerait par une explication formelle des processus narratifs ou stylistiques… Si l’explication n’est pas au programme de l’école primaire, une réflexion collective débouchant sur des propositions interprétatives est possible et nécessaire. Dès l’école maternelle, l’enfant peut réfléchir sur les enjeux de qu’on lui lit lorsque le texte résiste à une interprétation immédiate (a fortiori au cycle 3). L’interprétation prend, le plus souvent, la forme d’un débat très libre dans lequel on réfléchit collectivement sur les enjeux esthétiques, psychologiques, moraux, philosophiques qui sont au cœur d’une ou plusieurs œuvres (s). »[[Documents d’application des programmes. Littérature, cycle des approfondissement (cycle 3), Paris, SCEREN, CNDP, 2002 p. 6]]

On peut donc bien parler d’une littérature de jeunesse car il existe dans ce corpus des œuvres qui remplissent les critères de littérarité : elles offrent au lecteur par le biais de la métaphore ou d’un récit, de façon implicite et non moralisatrice ou édifiante, avec beauté, sensibilité, subtilité et intelligence, la possibilité d’une rencontre initiatique avec soi-même et avec les autres. Dans la liste des ouvrages proposés pour le cycle 3, là aussi les thèmes philosophiques qui traversent les œuvres sont très souvent clairement énoncés dans les résumés. Pour Remue ménage chez madame K de Wolf Erlbruch, qui interroge les représentations du masculin et du féminin et pose implicitement les questions de l’irrationalité de l’angoisse existentielle (pourquoi Madame K. s’inquiète tout le temps pour tout ?), les programmes déclarent que « L’interprétation du texte se construira ainsi en fonction des valeurs mobilisées, statut de la femme, éducation, relations familiales, sens que l’on donne à la vie. Un livre sur les chemins tortueux de la liberté… »[[Documents d’accompagnement des programmes, littérature cycle 3 (2), Paris SCEREN, CNDP, 2004, p.13.]]. Pour L’oiseau d’Ourdi de J. et W. Grimm, ils montrent que le texte pose les questions suivantes : « La transgression est-elle une faute ou la condition de l’accès à la connaissance ? Qu’est-ce qui fonde le statut de la femme ? »[[Ibid, p.46]]. Pour Moi et rien de Kitty Crowther, où une petite fille fait face au deuil de sa mère grâce à un ami imaginaire, il est proposé de faire un travail de mise en réseau sur le thème de la mort.

La didactique de la littérature et de la philosophie pourraient ainsi se rejoindre aujourd’hui par la préoccupation commune de redonner sens et saveur à leur enseignement. La littérature craint la dérive formaliste qui réduit le texte à ses procédés narratifs ou stylistiques. La philosophie, elle, subit une crise due à la massification de l’enseignement scolaire : en la pratiquant plus tôt et en l’abordant avec des supports qui touchent les élèves, qui s’adressent autant à leur sensibilité qu’à leur raison, elle peut sortir de l’élitisme qui la caractérise. Au-delà des formes spécifiques de rapports qu’elles entretiennent avec la réalité, la fiction et le langage, ces deux disciplines sont toutes les deux d’abord et avant tout des paroles vivantes, vibrantes, authentiques qui nous éclairent sur la réalité et notre existence[[Il y a un grand parallélisme entre ce que peuvent dire, dénoncer et préconiser Michel Onfray ou Michel Tozzi, par exemple, à propos de l’enseignement de la philosophie et ce que peut dire quelqu’un comme Tvetan Todorov dans son essai, La littérature en péril. Parce que les deux disciplines se meurent d’un trop grand formalisme, d’une approche trop technique et dévitalisée, elles auraient toutes les deux intérêt à retrouver ce qui fait leur essence et ce qui les unit : elles sont d’abord et avant tout, toutes les deux, un discours qui me permet de donner sens, beauté, intelligibilité à ma vie et à la réalité]]. Ce lien entre ces deux disciplines se tisse à l’école élémentaire grâce à la réflexion et les pratiques qui visent justement à articuler le débat interprétatif et le débat réflexif.

Un exemple de dispositif. La mise en réseau de textes sur un thème philosophique

Quand j’interviens dans des écoles pour animer des ateliers de discussions à visée philosophique à partir de la littérature, ma démarche est toujours la même[[Voir la description de cette démarche et l’exemple d’une progression sur une année scolaire dans le manuel Lire, réfléchir et débattre à l’école élémentaire. La littérature de jeunesse pour aborder des questions philosophiques, Paris, Hachette, coll. « Pédagogie Pratique », 2007]] : après avoir choisi avec les élèves et l’enseignant de la classe le thème des prochaines discussions, j’établis une bibliographie d’une petite dizaine d’albums ou de contes qui servira de culture générale commune à la classe. Ces références permettent d’aborder les différents aspects de la problématique, d’élargir les points de vue, de montrer d’autres façons de regarder le monde et de considérer les problèmes posés. Ces bibliographies se composent à la fois d’albums de littérature de jeunesse comprenant beaucoup d’implicite (priorité est donnée aux albums de la liste cycle 3) et d’albums plus fonctionnels ou documentaires (comme les « goûters philo »). Je privilégie aussi le recours à certains auteurs comme C. Ponti, A. Browne, G. Solotareff ou W. Erlbruch. Les textes sont lus pendant les jours qui précèdent les discussions sur le thème (entre huit et quinze jours en général entre deux séances). Le professeur vérifie simplement la compréhension du récit sans engager de réflexion. Les autres livres sont mis à disposition des élèves et ils peuvent les consulter ou les emprunter quand ils le veulent. Le jour de la discussion, tous ces albums sont présents au centre du cercle des élèves et je les invite à faire appel à cette culture littéraire commune à la classe pour réfléchir. Le débat interprétatif et le débat réflexif sont ainsi intimement liés durant ces séances de discussions à visée philosophique.

À mon sens, ce dispositif présente les avantages :

  1. de créer une petite culture littéraire commune à la communauté de recherche ;
  2. d’élargir les points de vue et de montrer la problématique sous ses différents aspects (par exemple le mensonge comme un grave défaut – comme dans Pinocchio ou le mensonge comme une ruse relevant d’un moindre mal – le chasseur dans Blanche Neige) ;
  3. de mettre le problème à « bonne distance » : je parle de moi mais à travers un récit qui me permet de sortir de l’affectivité, de prendre assez de recul pour commencer à réfléchir. Cet appel fait à la littérature permet effectivement aux élèves de progresser dans leur réflexivité philosophique. À partir « d’exemples exemplaires », ils quittent le registre de leur quotidienneté – et donc d’une trop grande affectivité – et peuvent commencer à réfléchir sur des notions problématiques. Les élèves découvrent aussi que la littérature peut leur permettre de donner sens et intelligibilité à leur expérience du monde.

Il y a bien aujourd’hui la conjonction de deux préoccupations : disciplines trop longtemps conflictuelles, la littérature et la philosophie ne trouveraient-elle pas une nouvelle complémentarité grâce au développement conjoint de la didactique de la littérature et de la philosophie avec les enfants ?

Edwige Chirouter, professeur de philosophie à l’IUFM des pays de Loire.
edwige.chirouter@wanadoo.fr


Bibliographie

Chirouter Edwige, Lire, réfléchir et débattre à l’école élémentaire. La littérature de jeunesse pour aborder des questions philosophiques, Paris, Hachette Education, coll. « Pédagogie Pratique », 2007
Onfray Michel, La communauté philosophique, Paris, Galilée, 2004
Todorov Stvetan, La littérature en péril, Paris, Flammarion, coll. Café Voltaire, 2007
Tozzi Michel, L’éveil de la pensée réflexive à l’école primaire, Paris, CNDP, Hachette Education, coll. Enjeux du système éducatif, 2001
Tozzi Michel, Débattre à partir des mythes à l’école et ailleurs, Lyon, Chronique sociale, 2006.
– Article : Tozzi Michel , Bussienne Elisabeth, « Qu’est-ce que le courage ? », Cahiers pédagogiques, Enseigner la littérature, n° 420, janv. 2004.


Un exemple

Mise en réseau sur la question : Qu’est-ce que c’est qu’être « une grande personne » ?

Les textes lus avant la première séance par le professeur sont les suivants : Grégoire Solotareff, Toi grand et moi petit (école des loisirs), Carl Norac, Un secret pour grandir (école des loisirs), Yvan Pommeaux, Une nuit, un chat (école des loisirs), Thierry Dedieu, Yakouba (Seuil jeunesse), Charles Perrault Le Petit Poucet. Texte mis à disposition dans la classe : Brigitte Labbé et Michel Puech, Les petits et les grands, Les goûters philo, Milan jeunesse.
– Première séance : « Est-ce que c’est bien de grandir ? ». Pour commencer la séance, le professeur peut lire Moi, j’attends… de Davide Cali et Serge Bloch (Sarbacane).
– Deuxième séance : « À quoi reconnaît-on qu’on est grand ? ». Le professeur peut lire Laurent tout seul d’Anaïs Vaugelade (l’école des loisirs).
– Troisième séance : « Qu’est-ce c’est qu’une « grande personne » ? » Le professeur peut lire Dans les yeux d’Henriette de Virginie Jamin, (les albums Duculot Casterman).
– Quatrième séance : Réalisation d’une exposition (affiche et dessins des enfants sur le thème).


Quelques réflexions d’élèves

École Gérard Philipe. Le Mans. CM1/CM2. 2005/2006.
Séance à partir de la lecture de
Laurent tout seul d’Anaïs Vaugelade.

Valentin : Ben, en fait dans Laurent tout seul, au début, il était dans la cuisine. Et puis et après il a pas écouté sa maman. Il a dépassé la barrière et le châtaignier, et après, il a fait un long voyage. Et moi, je pense que être grand on peut prendre ses responsabilités.

Jessica : Et ben, moi, je crois pas que c’est bien qu’il dépasse le chêne parce que y a un moment… Elle explique pas pourquoi mais si ça trouve il y a un loup qui se promène… Ca veut dire qu’il y a un danger… Je suis pas d’accord. Valentin, il avait dit que Laurent était grand parce qu’il avait désobéi et, euh, désobéir… Quand on désobéit, c’est qu’on est… qu’on est grand mais… pas toujours grand parce que quand on désobéit, y a des choses graves….

Laura : Moi, je suis d’accord avec Laurent parce que s’il écoute tout le temps sa maman de ne pas dépasser la barrière… il sera jamais grand parce que il va pas découvrir.

Florian : Y en a aussi qui veulent pas grandir. Parce que…Comme Peter Pan, il veut pas grandir. Y en a qui veulent pas grandir parce qu’ils disent qu’on prend trop de responsabilités quand on est grand.