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Pour une évaluation humaniste

Si on veut conduire son action en matière scolaire d’une façon éclairée, il faut prendre des informations pour savoir où on est par rapport à des objectifs, de manière à réduire l’écart éventuel au but final. Si l’évaluation éclaire la guidance, elle n’est pas capable de la produire mécaniquement. C’est à l’acteur social qu’il appartient d’inventer des remédiations. L’évaluation ne sera jamais un remède miracle permettant de résoudre tous les problèmes d’ordre pédagogique. Mais, qu’au-moins, elle donne toute sa lumière !

Pour bien évaluer, il faut regarder à la fois le but poursuivi (la « lecture » de la réalité est orientée par un système d’attentes), et l’« objet » que l’on évalue (qu’il s’agit d’apprécier le plus « justement » possible). D’où une règle de double pertinence :

  • par rapport à l’attente : il faut que ce qu’on demande de faire à l’évalué lui permette vraiment de faire la preuve qu’il maîtrise la compétence visée. Si l’on veut apprécier l’agilité d’esprit, ou la créativité, on ne peut se satisfaire d’épreuves de mémoire !
  • par rapport à ceux que l’on évalue, dont il faut construire une représentation objective. Il faut donc que soit garantie la probité de l’évaluateur dans la recherche, et l’exhibition, d’indices significatifs pour chaque élève donné.

Combiner l’intuition et l’outil

Cela disqualifie une double croyance, selon laquelle il suffirait, soit de faire confiance à l’intuition de l’évaluateur, soit de mettre en œuvre des tests « scientifiques ». Le « feeling » est notoirement insuffisant, car le travail de l’évaluateur commence avec le choix de situations de prestation judicieusement définies. Et la lecture de la prestation qu’effectue a posteriori l’évaluateur devra neutraliser tous les biais mis en jeu, décrits par la docimologie. L’appel à des tests purement objectifs est illusoire, car il ne s’agit pas de mesurer une réalité pouvant être appréhendée comme un simple objet, mais de formuler, sur des personnes, un jugement d’appréciation (jugement de valeur) dûment motivé (fondé sur des « preuves »).

Le défi, de ce premier point de vue, est de trouver la voie entre deux dérives : le Charybde de l’intuition croyant pouvoir se passer d’outils ; et le Scylla de l’outil se croyant autosuffisant. Il faut construire intelligemment des outils intelligents, dans le cadre d’une démarche raisonnée

Selon sa contribution à certains aspects particuliers du travail éducatif, l’évaluation peut remplir plusieurs fonctions. On parle d’évaluation formative, quand le souci principal est de faciliter les apprentissages. D’évaluation sommative, quand il s’agit de faire un bilan des acquis. D’évaluation certificative, quand on veut attester (socialement) la maîtrise de certains acquis. D’évaluation normative, quand on classe les individus évalués. D’évaluation critériée, quand il s’agit d’apprécier l’écart à une cible spécifique. Et d’évaluation diagnostique, quand il faut approfondir les forces et les faiblesses d’un élève. Mais on peut parler aussi d’évaluation « normative de groupe », quand il s’agit de donner des repères collectifs de niveaux d’acquis (ex : les dernières évaluations de CP et de CE1). Et d’évaluation externe, quand il s’agit d’éclairer l’ensemble des citoyens sur l’état du système scolaire (enquête PISA, par exemple).

Savoir évaluer « à propos »

Aucune de ces fonctions ne peut être écartée a priori. Chacune a sa propre légitimité, dans la mesure où elle installe dans le sous-espace d’une facette du travail d’enseignement. Pour les six premiers cas évoqués : l’espace des activités d’enseignement/d’apprentissage ; des trajectoires scolaires ; de la reconnaissance sociale ; de la compétition pour des places ; de la régulation des actions ; de l’intelligibilité des situations. Et dans la mesure où elle prépare, en chaque cas, des décisions pertinentes : décisions pédagogiques ; d’orientation scolaire ; de validation d’acquis ; de sélection; d’ajustement de ses actions ; de choix d’un « traitement ».

Le défi est alors, de ce deuxième grand point de vue, de savoir évaluer « à propos », en privilégiant les types d’évaluation qui sont comme naturellement exigés par le travail éducatif, et en ne mettant en œuvre qu’à bon escient les formes qui ne s’articulent pas directement avec ce travail, et s’inscrivent dans des projets plus ou moins éloignés de l’ambition propre de l’entreprise scolaire.

Deux fonctions correspondent pour les enseignants à de véritables impératifs catégoriques. Le but général de l’action d’enseignement étant de faciliter les apprentissages des élèves, et de mieux contribuer à leur progression, l’évaluation formative et l’évaluation diagnostique sont des nécessités indiscutables. La mise en œuvre des autres formes d’évaluation est question d’opportunité. Par exemple, l’évaluation normative n’est légitime que dans le cas d’un concours, ou d’une sélection avec numerus clausus. L’évaluation sommative est pertinente pour constater les niveaux de maîtrise atteints sur les principaux axes de développement définis par les programmes, mais à des moments-clés de l’agenda scolaire (fin de trimestre, d’année, ou de cycle). L’évaluation certificative ne s’impose que dans le cadre d’une démarche diplômante.

Cela est d’autant plus important que le choix d’une fonction oriente toute la méthodologie qui sera mise en œuvre. Chaque type d’évaluation détermine en grande partie le choix des moments, des situations, et des outils d’évaluation. Ainsi, une évaluation diagnostique devra s’appuyer sur des situations et des outils qui permettent une exploration aussi large qu’approfondie des savoirs et compétences d’un élève. Tandis qu’une évaluation certificative pourra se centrer sur quelques épreuves tenues pour socialement significatives (par exemple : une dissertation).

Être utile au public évalué

Au-delà de ces fonctions, le projet d’évaluer renvoie aussi à des fins plus ou moins privilégiées : mieux connaître l’objet évalué (élève, ou établissement) ; motiver les évalués ; rendre des comptes à une autorité ou encore mettre en concurrence (par exemple : des écoles). Ces fins s’adossent à des valeurs : performance, développement, coopération, personne humaine. Le sens que prend le travail évaluatif provient de la façon dont s’articulent fonctions, fins et valeurs, dans la perspective ouverte par ces dernières. Car il ne suffit pas de rechercher une cohérence fonction/fin/valeur. Ainsi une évaluation inscrite dans le triptyque : diagnostiquer (fonction) pour aider à progresser (fin) dans le but de promouvoir les personnes (valeur), nous paraît préférable à une évaluation visant à classer, à des fins de formatage idéologique, afin de défendre un type d’organisation sociale.

Mais pourquoi vaudrait-il mieux connaître, éclairer, aider ou accompagner, plutôt que mettre sous pression, procéder à un modelage idéologique, sélectionner, ou servir une autorité ? Tout simplement : au nom de ce qui nous parait être le sens dominant de l’action éducative. Si l’action éducative a pour sens principal de contribuer au développement positif de ceux que l’on éduque, alors l’évaluation scolaire doit avoir aussi pour ambition première d’être un outil au service de ce développement. Il s’agit d’être utile aux publics évalués !

Cela peut permettre de comprendre en quel sens le troisième grand défi qu’affronte aujourd’hui l’évaluation est de devenir « démocratique », en étant utile au plus grand nombre, et en particulier aux plus faibles, aux plus démunis, afin de contribuer à leur donner les meilleures chances de développement. Ce qui implique de privilégier des questionnements (où en est chacun dans ses apprentissages ?), des objets (des savoir-faire et des compétences, plutôt que de simples connaissances), et des fonctions (diagnostiquer plutôt que classer).

Servir et promouvoir l’humanité

Le quatrième défi est pour nous celui de l’émergence d’une évaluation « humaniste ». Mais pourquoi parler d’« évaluation humaniste » ? Peut-on opposer une évaluation qui serait humaniste, à une autre qui ne le serait pas ? Une « évaluation déshumanisée », qui transformerait les sujets en objets ? Cela est-il possible à l’École ? Il nous paraît tout simplement nécessaire de prendre en compte les périls qui guettent l’évaluation dans un contexte de prégnance d’une idéologie néolibérale.

L’évaluation a pour ambition de dire la valeur. Elle devrait donc logiquement, en premier lieu, contribuer à la valorisation de ceux sur qui elle porte. Mais notre temps est marqué par la domination d’un modèle socio-économique qui impose la loi du marché. L’obsession évaluative se développe dans un climat marqué par le culte de la concurrence, de la performance, et de l’« excellence ». L’évaluation, comme pratique sociale, est alors guettée par la tentation de s’inscrire dans ce modèle, en mettant en avant la compétition et les rapports de force. Quel sens peut avoir l’évaluation dans les activités sociales, au travail, et même déjà à l’école, si, et quand, elle est utilisée non pour contribuer à la reconnaissance des mérites ou des talents d’une personne, mais à des fins de formatage social, pour rendre docile, ou pour préparer et justifier un tri, voire une « casse » sociale ?

La soumission aux idées néolibérales se traduit par une triple réduction : réduction de la réalité humaine à sa dimension quantitative, et de la valeur à la valeur marchande et vénale ; réduction de la régulation au contrôle social ; réduction du travail scolaire à la compétition concurrentielle. C’est pourquoi il est grand temps que souffle l’esprit d’une évaluation humaniste, c’est-à-dire d’une évaluation faisant le choix de la promotion des personnes, et non de leur asservissement.

L’heure nous semble venue de choisir :

  • Soit un univers social voué à la recherche du profit ; une conception de la valeur réduisant celle-ci à sa dimension vénale, dans un monde marchand, où l’homme n’a plus qu’une condition d’« humain-marchandise » ; des jugements de valeur ayant pour fonction première d’afficher sa supériorité et de dévaloriser les autres, regardés de haut ; la réussite pensée comme victoire dans une compétition sociale, où le vainqueur rafle tout.
  • Soit un univers social voué au développement, non des richesses, mais des personnes ; des jugements de valeur conçus comme des actes d’information éclairants et enrichissants ; une façon de s’adresser aux autres en les considérant comme des égaux, et en les prenant en considération tels qu’ils sont, dans leur diversité ; et la réussite pensée comme la progression individuelle d’une personne s’interdisant de nuire aux autres.

On pourrait dire qu’est humaniste l’évaluation qui fait le choix d’une société où l’homme est une fin en soi, pour reprendre le vocabulaire de Kant, et non simplement un moyen.

Ce quatrième défi, à vrai dire, donne tout leur sens aux trois premiers.

Charles Hadji
professeur honoraire de sciences de l’éducation, Université Grenoble Alpes


Voir aussi

Podalydès, Pagnol, et l’évaluation bienveillante, The Conversation, 29 septembre 2017.

Évaluation : est-on condamné à la perpétuité ? The Conversation, 25 mars 2018.

Charles Hadji a notamment publié :

Faut-il avoir peur de l’évaluation ? Bruxelles : De Boeck, 2012.

Comment impliquer l’élève dans ses apprentissage. L’autorégulation, une voie pour la réussite scolaire ESF éditeur, 2012.

L’évaluation à l’école. Pour la réussite de tous les élèves. Paris: Nathan, 2018.


A lire également sur notre site :

Supprimer les notes, est-ce tromper les élèves ?, Antidote n°6, par Pierre Merle

Réponse à la tribune d’André Antibi – Dédramatiser l’erreur plutôt qu’éviter d’affronter la difficulté Par Jean-Michel Zakhartchouk

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