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Politique, citoyenneté : que peut l’école ?

Responsabilités pour l’école ?
Beaucoup de commentaires un peu partout aux lendemains du fort score du Front National au premier tour de l’élection présidentielle. Je me permets ici quelques remarques personnelles, en me limitant à ce qui peut nous concerner en tant qu’enseignants et pédagogues.

Notons d’abord qu’il serait intéressant de reprendre les commentaires qui ont accompagné depuis une quinzaine d’années les succès frontistes et par exemple dans notre revue (en 1988 où les 14 % de Le Pen sonnaient déjà comme un coup de tonnerre au premier tour de la présidentielle et bien sûr en 2002). Il est toujours important de se situer dans une histoire longue, l’élément vraiment nouveau cette fois-ci est davantage le renoncement de la droite classique, du moins de son candidat, à tracer une frontière claire entre elle et le parti d’extrême droite, en acceptant son intégration à l’axe dit républicain.

Mais posons-nous une question : l’école a-t-elle une responsabilité particulière dans cette montée d’idées nauséabondes et dans ce recours désespéré et désespérant à ces impasses que constituent les propositions du FN ? Pour certains, nous, enseignants n’aurions pas su assez former à l’esprit critique, aux valeurs de la démocratie et de la République et nous en paierions la facture aujourd’hui. Notre incapacité à enrayer l’échec scolaire engendrerait également les attitudes conduisant au recours au vote de « colère » et de rejet du « système ».

En réalité, les choses sont plus complexes. Il est vrai que l’électorat du FN dans la jeunesse est surtout constitué de non-diplômés. Pour autant, méfions-nous des adéquations trop rapides. En n’oubliant pas en premier lieu que la jeunesse populaire de France est aussi constituée d’enfants de l’immigration qui ne votent guère de ce côté-là, le problème étant bien souvent qu’ils ne votent pas du tout… D’autre part, l’instruction ne protège pas vraiment des idées bien à droite, les cadres ou soutiens du FN ne sont pas forcément des gens incultes entre hier le polytechnicien Mégret et aujourd’hui l’écrivain Renaud Camus ou l’avocat Collard. En revanche, il est vrai que l’échec scolaire grandissant qui, dans notre société, conduit massivement à l’échec social, rejette dans l’exclusion trop de jeunes qui peuvent être alors séduits par des idées très à droite et être tentés de s’écarter d’un « système » qui les a mis à l’écart, comme le notent les auteurs de La machine à trier dont nous avons fait un compte-rendu dans les Cahiers pédagogiques
.

C’est donc l’affaire de toute la société, et pas des seuls enseignants, de refonder une école qui n’accepte pas l’échec grandissant d’une fraction de la jeunesse, afin de balayer l’hypocrisie de l’égalité des chances et d’une méritocratie qui ne fonctionne pas pour tant d’élèves. Et on ne fera pas réussir ceux-ci seulement à coups de « soutiens » homéopathiques et de pseudo « parcours sur mesure ». On peut seulement attendre des enseignants et de ceux qui les représentent de participer à une action résolue pour contrecarrer ces tendances délétères de notre école. Ceux qui s’opposeraient demain, par exemple, à la mise en place d’un véritable socle commun, à un développement d’un travail de fond visant à former les élèves aux compétences nécessaires au citoyen du XXIe siècle, prendraient une lourde responsabilité… On le sait bien, les moyens, les allègements d’effectifs et encore moins les incitations financières pour les enseignants ne suffiront pas. Même si l’action purement scolaire ne sera pas non plus suffisante sans politique différente du logement, de la santé, etc. Mais faisons en sorte que l’école de demain n’en rajoute pas dans la montée des inégalités et si possible corrige un peu l’injustice sociale, elle aura alors fait sa part pour lutter contre la montée des idées d’exclusion et de tentations extrémistes.

Esprit critique ?
Je soulignerai juste un second point. Cette école doit bel et bien former à l’esprit critique et il est vrai que celui-ci peut conduire au développement des idées démocratiques. Mais gardons-nous de l’illusion des « Lumières » arrachant les préjugés des esprits fragiles. Le « vrai » ne conduit pas inéluctablement au « bien ». Je ne crois guère aux leçons de morale antiracistes ou aux rappels historiques pour contrer l’amnésie des précédents terrifiants. Ils peuvent être contreproductifs s’ils sont assénés ex cathedra ou s’ils se basent sur une émotion qui peut être passagère. Comme pédagogues, nous savons que le chemin de la formation est long et tortueux. Mettre en place des dispositifs de coopération, travailler sur le tri des sources d’information, organiser des débats régulés, faire vivre de façon la plus concrète possible des textes littéraires, des témoignages historiques, adopter comme objets d’études les statistiques pour apprendre à les décoder, aider à structurer sa pensée, aborder l’acte d’argumenter dans toutes ses dimensions et pas seulement dans le pour/contre, mettre la pensée complexe au premier plan, tout cela crée des conditions à l’émergence de la citoyenneté, mais ne garantit en rien un résultat durable. Il faut accepter cela en faisant tout pour aller le plus loin possible dans cette voie. Je remarque dans trop de cas, lorsqu’on évoque le pilier six du socle commun « les compétences sociales et civiques », on en reste bien souvent dans les aspects « sociaux » : la civilité, le respect, la politesse, que sais-je encore ? Or, il me semble urgent de développer la réflexion civique, en distinguant bien justement le comportement citoyen du comportement social. Non, jeter ses papiers dans la corbeille, aider un camarade à faire son devoir ou participer à une action humanitaire, tout cela a peu à voir avec la « citoyenneté ». Ne mettons pas partout le fade adjectif « citoyen », et osons faire de « citoyen » un vrai substantif.

Et il est important par exemple de valoriser à l’école la politique. Quand mes collègues d’histoire-éducation civique font décoder le langage des « professions de foi électorales », quand lors de projets interdisciplinaires, on convie des élus municipaux pour débattre avec eux de questions telles que la sécurité dans la ville ou le développement durable, quand on établit des ponts entre l’histoire et le présent sur le fonctionnement des démocraties, on est davantage dans la formation à la citoyenneté. Il me parait urgent de mettre en avant l’action publique, sa grandeur, à contrecourant du dénigrement si facile des hommes politiques, y compris par certains enseignants coupables d’indulgence navrante pour des vedettes du sport ou du showbizz. Un prochain ouvrage de la collection Repères pour agir que je pilote et qui sera rédigé par Laurent Fillion (CRDP et Cahiers pédagogiques) proposera à la rentrée des pistes sur ce sujet.

La conclusion de tout cela : oui, nous avons bien entendu notre part de responsabilité à ce qui arrive à notre pays, dont il est bien difficile de faire une lecture simple (du genre « droitisation » par exemple). Mais d’une part, l’autoflagellation n’apporte pas grand-chose. Pas davantage les discours lyriques et creux sur « nos valeurs à défendre ». Nous avons une part modeste, mais réelle, loin d’être négligeable, dans ce tourniquet paradoxal et toujours d’actualité : le « changer l’école pour changer la société », « changer la société pour changer l’école »…

Jean-Michel Zakhartchouk