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Pierre Bourdieu me donne du courage
Si je ne lisais et relisais sans cesse les livres de Pierre Bourdieu, je serais peut-être devenue chef d’établissement, inspectrice, chercheuse à l’INRP ou « experte » auprès du ministre. Je dirais, par exemple «… que je n’ai pas aimé son soutien à la grève ringarde et corporatiste des cheminots, au cours de ce funeste mouvement de décembre 1995, arc-bouté sur la défense d’acquis sociaux d’un autre âge… ». Heureusement, je suis restée enseignante-de-collège-de-banlieue et je peux librement écrire ces quelques lignes.Ce que j’aime dans la pensée de Bourdieu ? Tout et surtout son soutien aux cheminots grévistes, parce que je ne fais pas partie des « héritiers », que personne n’est enseignant dans ma famille et que mon père a fait toute sa carrière à la SNCF. J’ajouterai que j’apprécie particulièrement le cinéma de Ken Loach [[Voir impérativement « The navigators »]], et que lorsque je pars en congés payés, en train, avec mon billet à 25 % de réduction, j’entends que le TGV ne déraille pas sous prétexte de dérégulation, déréglementation, contrainte extérieure, ou un quelconque ajustement structurel imposé par l’OMC Je tiens à ma peau, j’ai encore quelques combats à mener à l’Éducation nationale.À la vérité, la pensée de Pierre Bourdieu m’est devenue vitale quand les programmes imposés par l’implacable férule des ministères Bayrou-Allègre ont mis à mort l’enseignement de l’histoire et de la géographie dans les collèges. Ne dites pas que vous n’en avez rien su… ou alors… changez de media. Interrogez-vous plutôt sur les mécanismes qui ont contribué à un tel aveuglement. Enseigner à longueur d’années sans évoquer le plus modeste concept d’histoire sociale, sans amener les élèves à identifier les moindres mécanismes de domination est au-dessus de mes forces. Le patrimoine, les commémorations, les lieux de mémoire c’est intéressant, mais à la longue ça rétrécit singulièrement les problématiques. On a l’impression de tourner en rond dans l’hexagone et ça n’aide pas vraiment à découvrir le monde. J’ai donc continué à faire de l’histoire et de la géographie, c’est-à-dire un travail critique au long duquel j’utilise cette marge de liberté qui permet de transformer l’école dans un sens plus égalitaire, plus démocratique.« Quand je suis devenu magistrat, j’avais un idéal de justice. La même justice pour tous. Cette idée m’a fait aimer mon métier. Aujourd’hui la justice fonctionne à deux vitesses… et puis j’en ai assez du milieu des magistrats : petit, mesquin, jaloux ». C’est le juge Éric Halphen qui s’exprime. C’est curieux cette parenté avec la situation de l’école. J’aurai tendance à rajouter pour être au plus près de la description d’une salle des profs, la superficialité de la pensée à laquelle l’institution nous contraint en permanence et quelque chose qui s’apparente à la castration intellectuelle. Le juge Halphen a du courage, Bourdieu m’en donne.Si seulement on avait plus de temps pour lire autre chose que les circulaires-oukases du ministère, du temps pour penser, du temps pour créer… Les cours que je préfère ? Quand j’ai appris à une classe à ouvrir sa gueule Bourdieu n’est pas mort. J’ai encore quelques mômes à former…Sylvie Prémisler, enseignante depuis vingt-six ans, est professeur d’histoire et géographie dans un collège de banlieue.