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Philosopher à l’école primaire

Voilà un ouvrage utile et exigeant pour les professeurs d’école pratiquant des discussions à visée philosophique (DVP) en classe, et les formateurs qui les y préparent. L’auteure propose une initiation méthodique à la pratique de la DVP. Elle en explicite les exigences, repère les difficultés rencontrées, analyse nombre de discussions de classe, et accompagne ceux qui se lancent ou veulent se lancer pour qu’ils soutiennent une visée philosophique dans leurs pratiques.

Jocelyne Béguery ne fait pas partie de ces philosophes qui refuse a priori à l’école primaire des pratiques à visée philosophiques, au motif que ce serait impossible, car trop tôt, et non souhaitable, voire dangereux et pour les enfants et pour la philosophie. Ce vertige des préalables amène souvent trop de philosophes à se désintéresser des pratiques actuelles (et donc à prendre position sur ce qu’ils ignorent), et surtout à ne pas tester leur vigilance philosophique en s’engageant eux-mêmes dans de telles pratiques (faire ou pas la preuve par l’épreuve). Elle pense que l’on peut amener l’enfant « sur le terrain de la philosophie », à prendre conscience d’être l’auteur de ses pensées (faire l’expérience du cogito), et à la nécessité de juger ; que c’est possible et souhaitable, notamment pour donner du sens aux programmes, au savoir et à la culture, amener à un usage réflexif du langage : « parler pour penser », et contribuer à l’enseignement de la morale.

Mais ce, et elle y tient tout particulièrement, en maintenant des exigences philosophiques. « La philosophie à hauteur d’enfance » suppose alors un certain nombre de conditions, finement analysées : s’étonner et s’interroger sur le sens des choses de la vie ; mettre un vrai problème en discussion ; privilégier les questions philosophiques du quotidien scolaire des enfants (le langage, les objets de savoir), de leur expérience commune (l’amitié), et les questions anthropologiques (grandir) ; s’arrêter sur les mots, leur capacité à dire le vrai, au plus près de sa pensée. Il faut donc se méfier de l’opinionite, de la simple expression du vécu ou des affects, du consensus sur une opinion moyenne ou du plus grand nombre, de la polémique stérile ; encourager un parler vrai, cherchant la vérité, exerçant sa raison, visant l’universel.

Le maître ne doit pas selon elle instrumentaliser la DVP à des fins psychologiques, de moralisation ou de paix scolaire, car ce sont la curiosité et la réflexion sur des notions et problèmes qui doivent primer. L’auteure pense qu’une méthodologie formelle n’assure pas la visée philosophique du « penser par soi-même », qui ne peut être assurée que par l’examen critique des contenus. Elle reprend les exigences didactiques de l’apprentissage du philosopher dégagées par M. Tozzi : problématiser, conceptualiser, argumenter (p. 192). L’enseignant doit dans cette perspective s’interroger sur la formulation de la question (incitant à une problématisation philosophique et des distinctions conceptuelles), adaptée à l’âge des enfants ; développer une « écoute philosophique » ; se laisser surprendre pour rebondir jusqu’où les élèves veulent et peuvent aller ; mettre les interventions des élèves en relation avec la question traitée ; favoriser le va-et-vient entre concret et abstrait, particulier et général ; nommer les opérations de pensée ; savoir reformuler et synthétiser les propos tenus ; laisser des traces de la discussion, en faisant place à l’écrit des élèves dans une démarche qui est essentiellement orale… Tout en n’influençant pas les positions des élèves par souci de laïcité, le maître doit maîtriser le fond philosophique des problèmes abordés. Les supports culturels (contes, mythe, œuvres d’art, voire phrases ou courts textes de philosophes etc.) donnent une assise à la transmission d’une culture en classe. L’auteure conseille de pratiquer une régularité des discussions pour asseoir les apprentissages, d’installer un cadre et un rituel, d’établir des règles de fonctionnement, de transcrire les échanges pour les analyser.

Une solide formation des enseignants est de ce fait indispensable : formation philosophique à des notions-clefs dans les problèmes abordés avec les enfants, et formation à la didactique de l’apprentissage du philosopher, sans imposer une méthode particulière.

L’auteure est amenée à trancher sur de nombreuses questions posées par ces pratiques : par exemple sur les supports, elle propose Pomme d’Api et Astrapi, les Philofables de M. Piquemal, ou la collection Chouette penser, et en critique d’autres, comme les Goûters philo ;

Ces prises de position sont – comme tout point de vue – discutables. Leur intérêt est d’être argumentées philosophiquement, pédagogiquement et didactiquement.

Pour dialoguer avec l’auteure, on se demandera par exemple :

– si une formulation même maladroite d’une question d’élève doit être systématiquement reformulée philosophiquement par le maître, car elle peut donner lieu à une recherche surprenante : c’est le traitement de la question qui doit être philosophique, et non la question elle-même, même si certaines formulations font plus facilement entrer dans un problème…

– Est-il par ailleurs opportun (p. 152), dans le moment de la DVP, de rectifier des contre-vérités scientifiques, ce qui d’après nous peut remettre les élèves dans la logique scolaire de la « bonne réponse », ne faut-il pas au contraire le faire ultérieurement. Ou est-il didactiquement pertinent de ne pas tolérer des propos anti humanistes, alors qu’il faudrait plutôt les mettre en examen, ce qui nous parait une démarche moins normative et plus philosophique…

– De même, s’il est vrai qu’un dispositif de discussion démocratique n’assure pas de fait sa philosophicité (olp. 99), qui provient de la mise en œuvre d’exigences de pensée, nous pensons que celui-ci facilite l’expression et l’écoute des élèves, et, dans une pédagogie coopérative, accroit le caractère collectif de la recherche, ainsi que la non monopolisation par le maître de la parole, qui risque sinon de devenir un cours dialogué, et non une interaction entre élèves conduite par le maître…

– Enfin pourquoi n’aborder les questions de morale qu’à partir du cycle 3 (p. 106) : les enfants ont très tôt l’expérience du mensonge, et ils peuvent fort bien raisonner sur des dilemmes moraux ; et pourquoi soutenir que « jusqu’à la fin du cycle 3, l’inculcation morale reste nécessaire » (p. 219), alors que l’on sait aujourd’hui qu’il faut revisiter les supposés stades de développement moral de l’enfant de Piaget et Kohlberg ? Pourquoi enfin écarter la métaphysique, sinon par une position philosophique prédéterminée ?

Ce sont là des débats nécessaires sur la pratique de la Dvp entre enseignants, formateurs et chercheurs, auxquels J. Beguery apporte avec cohérence sa pierre.

Cet ouvrage nous semble au total exemplaire par son souci de rigueur, et sa préoccupation de tenir les deux bouts : d’une part la pratique réflexive possible et souhaitable avec les enfants, d’autre part les exigences philosophiques qu’elle implique. L’analyse précise de fragments de discussions en classe tout au long de l’ouvrage illustre et étaye en permanence les propos de l’auteure.

La quatrième et dernière partie élargit la réflexion, car la philosophie avec les enfants met en jeu une conception de la philosophie, une conception de l’enfance et une conception des rapports entre philosophie et enfance, qu’il s’agisse de l’enfance de la philosophie ou de la philosophie de l’enfance. Sur ces points, tout philosophe à son mot à dire, et doit en débattre avec les autres. J. Beguery ne s’en prive pas : « Ce que nos contemporains finalement admirent le plus en engageant l’enfant à philosopher, c’est la sublimité de son éducabilité, la positivité du germe inscrite dans son rapport essentiel à la vérité » ; et aussi : « Les discussions à visée philosophique sont une façon d’assumer la responsabilité du monde »

Michel Tozzi