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Philippe Strauss : « Le bruit, une urgence sanitaire, éducative et sociale »

Le bruit : un sujet sensible, dans les classes comme dans la cour ou à la cantine, tant ses effets sur la santé sont importants, même si l’on n’en prend pas toujours la mesure. Cela concerne autant les élèves que les personnels éducatifs, et même les tout-petits dans les crèches. C’est pourquoi le Centre d’information sur le bruit (CidB) organise le 13 novembre 2025 un colloque intitulé « Les jeunes et le bruit », avec la volonté de sensibiliser à ce qu’il qualifie d’urgence sanitaire et éducative et de proposer des bonnes pratiques. Entretien avec Philippe Strauss, membre du CidB.
Pourquoi organiser ce colloque, les jeunes sont-ils plus exposés au bruit qu’il y a quelques années ?

Oui, il y a une urgence sanitaire, éducative et sociale, parce que l’exposition au bruit des jeunes se joue partout — de la crèche à l’université, dans les loisirs. En ce qui concerne les risques auditifs, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a averti en 2019 que plus d’un milliard de jeunes dans le monde s’exposeraient à des niveaux sonores dangereux pour leur audition en ayant des pratiques à risque : écoute de musique amplifiée au casque, concerts, etc.

En 2021, l’Ademe et le Conseil national du bruit ont évalué le cout social du bruit en France et ont chiffré l’enjeu à 147,1 milliards d’euros par an, dont environ 1,3 milliard pour les établissements d’enseignement. Fatigue, stress, baisse de l’attention, difficultés d’apprentissage, effets sur le sommeil et la santé vocale… les impacts sur les enfants et le personnel éducatif sont forts, avec des enjeux accrus pour les élèves à besoins spécifiques. La prise de conscience progresse, car on mesure désormais mieux l’ampleur des impacts.

En ce qui concerne le bruit interne au milieu scolaire, c’est-à-dire le bruit produit par les élèves et le personnel enseignant, ainsi que par les divers équipements de chauffage, ventilation, etc., deux types de couts ont été mesurés : les difficultés d’apprentissage des élèves et la gêne chez les enseignants. Le niveau sonore moyen en salle de classe est de l’ordre de 65 décibels. De tels niveaux sont réputés comme pouvant réduire l’intelligibilité de la parole, donc induire des difficultés de compréhension et, par conséquent, d’apprentissage.

On estime que 1,1 million d’élèves en France souffrent ainsi de difficultés d’apprentissage dues au bruit interne aux établissements. Quant aux effets sur les enseignants, on estime qu’environ 160 000 enseignants sont gênés en France à cause du bruit interne à l’établissement.

S’ajoutent enfin les difficultés d’apprentissage liées à l’exposition au bruit des transports dans les classes des établissements d’enseignement situés au voisinage d’infrastructures de transports terrestre et aérien.

Quels sont les enjeux spécifiques du bruit pour les enfants et les jeunes ?

Sur le plan de la santé et du développement (oreille en maturation, prévention des traumatismes sonores, fatigue et stress), l’exposition au bruit constitue un enjeu d’importance. On a constaté que 40 % des adolescents dorment moins de sept heures alors qu’il leur faudrait des nuits de neuf heures. Une part est imputable à l’usage du smartphone, mais la fatigue et le stress des longues journées passées à l’école dans un environnement bruyant peuvent aussi expliquer cette tendance.

Une part des difficultés d’apprentissage pourraient être largement évitée grâce à des interventions visant à réduire l’exposition au bruit au domicile et à l’école. Concernant la qualité acoustique à l’intérieur des établissements (classes, réfectoires, cours de récréation), des études évaluant dans les écoles le bienfait d’interventions à visée acoustique sur le bâti ont montré des améliorations en termes de concentration des élèves et de diminution de l’agressivité.

Plus généralement, sur le plan des enjeux sociétaux, il importe de favoriser chez l’enfant, dès la maternelle et même dès la crèche, une culture de l’écoute et d’éveil à l’environnement sonore, porteuse de comportements durables. L’enjeu est de permettre à chaque jeune de développer une nouvelle affinité, positive, avec son ouïe pour à la fois mieux vivre son propre environnement sonore et entretenir un meilleur rapport avec l’espace collectif. Cette écoute différente, plus compétente et positive, est susceptible d’exercer une influence sur les comportements (attention, concentration, respect, etc.), sur l’ambiance générale, mais aussi sur l’implication de chacun dans le déroulement de la classe.

Chez les tout-petits (en crèche), soumis à un environnement sonore bruyant, l’enfant est plus vulnérable que l’adulte dans la mesure où il ne sait pas encore reconnaitre une situation dangereuse et s’en protéger. Pour passer du babillage à la structuration des mots, l’enfant a besoin d’une ambiance riche en sons variés ; les activités chantées s’avèrent alors particulièrement constructives. Chantal Grosléziat, de l’association Musique en herbe, témoignera au colloque du 13 novembre de cette approche de la sensibilisation à l’environnement sonore par l’éducation musicale.

Est-ce que l’enjeu réside uniquement dans des aménagements du bâti scolaire ?

Le bâti compte (qualité acoustique des classes, des restaurants scolaires, des cours de récréation), mais les leviers organisationnels et pédagogiques pèsent tout autant : rythmes et règles d’usage des espaces, scénarisation des activités, aménagements souples et dispositions de classe, routines de « moments calmes », sensibilisation à l’environnement sonore. Des ajustements relevant de l’organisation de la classe peuvent réduire le bruit perçu et améliorer la concentration. Sylvain Connac, chercheur en sciences de l’éducation, donnera des pistes pour améliorer le climat sonore dans les classes, à travers notamment l’agencement du mobilier et les approches pédagogiques. Les crèches et maternelles hors les murs, en permettant de s’extraire durablement des espaces clos réverbérants, peuvent aussi constituer une solution bénéfique à la fois pour les enfants et pour les personnels encadrants.

Comment convaincre les collectivités de procéder à ces dépenses ?

Le rapport de l’Ademe et du Conseil national du bruit sur le cout social du bruit en France, dans sa deuxième partie, se livre à une analyse couts-bénéfices d’actions d’amélioration. Ce rapport estime qu’après rénovation des établissements les plus fortement exposés, environ 58 000 élèves ne feraient plus l’objet de difficultés d’apprentissage, et environ 20 000 enseignants ne souffriraient plus de gêne liée au bruit.

Au total, la rénovation acoustique des établissements scolaires génèrerait une valeur de 1,9 milliards d’euros sur une durée de trente ans, correspondant à la durée de vie conventionnelle des travaux. En d’autres termes, en amortissant le surcout de la rénovation acoustique sur trente ans, le ratio bénéfices-couts d’investissements est d’environ 10 (retour sur investissement élevé : 10 euros investis rapportent 100 euros).

Avez-vous des exemples de pratiques pédagogiques pour un « projet d’école apaisée » ?

Oui, beaucoup seront présentées lors du colloque. On peut jouer sur l’organisation spatiale et coopérative, avec des ilots calibrés, des coins calmes, des signaux visuels sonores, des rituels d’autorégulation. On peut aussi organiser des moments calmes, des lectures silencieuses type « Chut ! Je lis » (ville d’Angoulême), des concerts pédagogiques dans les classes avec un contenu à la fois ludique et pédagogique sur le son et les risques auditifs, des mini-ateliers d’hygiène auditive sur le fonctionnement de l’oreille et les risques. Il y a enfin la cour apaisée, avec une mixité d’usages : renaturation, zones de jeux calmes, « malle » d’activités non bruyantes.

On fixe déjà beaucoup d’objectifs à l’école : ces démarches se rejoignent-elles ou lui ajoutent-elles une charge ?

Elles se rejoignent. La gestion sensible de l’environnement sonore s’imbrique avec la santé (stress, fatigue), l’attention, l’éducation à la nature (cours oasis), l’EPS et même l’éducation artistique. On ne « rajoute » pas une couche, on alimente les pratiques existantes en outils, avec des effets transversaux sur le climat de classe et la réussite de chacun, y compris des élèves à besoins spécifiques.

Les retours d’expérience montrent que lorsque le cadre est posé (rituels, aménagements, règles d’usage), la charge perçue diminue et la qualité de vie scolaire s’améliore. Sans prétendre à ce que de meilleures ambiances sonores dans les classes résolvent à elles seules les problèmes d’attention et d’agressivité en milieu scolaire, l’amélioration de la qualité acoustique des espaces scolaires et l’acculturation à la richesse du monde sonore peuvent contribuer à réduire la fatigue cognitive et vocale, améliorer la compréhension orale et renforcer le bien-être partagé des élèves comme des personnels.

Propos recueillis par Cécile Blanchard

Le programme du colloque


À lire également sur notre site

L’espace des sons, par Mariane Le Pennec

Fiche outil : Moins de bruit s’il vous plait !, par Nicolas Fontenit (accès payant)

Comment ça va à l’école ?, par Thibaut Hébert (accès payant)


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