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Pérennité du mythe antipédagogiste

À chaque rentrée, un pamphlet vengeur domine la production éditoriale concernant l’école[[Jean-Paul Brighelli, La fabrique du crétin, Paris, Jean-Claude Gawsewitch éditeur, 2005. Michel Le Bris, Et vos enfants ne sauront pas lire… ni compter !, Paris, Stock, 2004 ; Rachel Boutonnet, Journal d’une institutrice clandestine, Paris, Ramsay, 2003 ; Mara Goyet, Collèges de France, Paris, Fayard, 2003.]], conçu dans cette matrice idéologique qui a inspiré, en six ans, la bagatelle de 180 tribunes dans la presse nationale et 43 livres : l’« antipédagogisme ». Un discours qui consiste avant tout à accuser « une minorité agissante », d’être responsable des problèmes de l’école, où « on a orchestré la baisse de niveau » . Un discours dont la constante est le manque de rigueur et l’inculture pédagogique : absence de propositions positives (quelques appels à la rigueur, à la fermeté, à la restauration…), incompréhension profonde des travaux des pédagogues qu’on prend pour cible. « Mettre l’élève au centre du système », « être à l’écoute des élèves » font l’objet d’interprétations surprenantes (ce serait privilégier l’affectif, interdire de faire apprendre, prôner « le respect des préjugés de l’élève »…) qu’on serait bien en peine de retrouver dans les ouvrages des promoteurs de ces formules.
Derrière cette trop courte réflexion pédagogique apparaît un modèle d’école qui dont le rôle n’est pas de former des citoyens, mais de sélectionner une élite méritocratique, comme elle le faisait autrefois, les auteurs le croient dur comme fer, puisque « les bacheliers des années 50-70 arrivaient de tous les horizons sociaux ». Et pour ceux qui ne feront pas partie de cette élite ? Eh bien… il faut leur « faire comprendre que [les filières hors bac] ne sont ni des échecs, ni des stigmates, ni des voies de garage »[[Les propos entre guillemets de ce paragraphe sont extraits de l’ouvrage de J.-P. Brighelli.]]. C’est tout !

Une école contre l’autre ?

Rien d’original dans ce florilège de citations, qui ne fait que reprendre une doxa déjà identifiée en 1984[[Cf. l’ouvrage fondateur de Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984.]], mais aussi dans les débats qui ont entouré la réforme de… 1902[[Cf. Evelyne Héry, Un siècle de leçons d’histoire. L’Histoire enseignée au lycée, 1870-1970, Rennes, PUR, 1999.]]. On la retrouve d’ailleurs sous une forme semblable dans d’autres pays[[On la retrouve par exemple aux États-Unis. Cf. [ http://perso.wanadoo.fr/claude.rochet/ecole/cadrec.html ].]].
Cette vieille querelle oppose toujours des « pédagos » et des « antipédagogistes » par livres et tribunes de presse interposés, mais, contrairement aux apparences, n’est pas symétrique. L’économie du débat est toujours la même : l’élément déclenchant est d’abord une attaque antipédagogiste, les pédagos n’intervenant que pour se défendre.
Contrairement au discours pédago qui se veut une entreprise positive de construction d’une école plus à même de réaliser ses finalités, la parole antipédagogiste se vit sur le mode de la dénonciation, du défoulement et de la catharsis, comme en témoigne le ton souvent très violent des écrits de cette mouvance (60 % d’entre eux multiplient les invectives contre 16 % des écrits de leurs adversaires). Les analyses approfondies ou les confrontations avec les pédagos sont rarissimes, et aboutissent généralement à une très forte atténuation (voire annihilation) des accusations formulées au départ[[Cf. notamment Denis Kambouchner, Une école contre l’autre, Paris, PUF, 2000 ; Xavier Darcos et Philippe Meirieu, Deux voix pour une école, Paris, Desclée de Brouwer, 2003.
]] : ces dernières sont en fait construites a posteriori pour étayer des prises de position plus fondamentales.
Il ne faut pas accorder trop d’importance au soubassement philosophique de la querelle : elle peut trouver un écho dans le débat sur l’individualisme contemporain[[Jean-Manuel de Queiroz, « L’enfant “au centre” ? », in François de Singly (s.d.), Enfants, adultes : vers une égalité de statuts ?, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2004, p. 113-124 ; Dominique Schnapper, La Démocratie providentielle, Paris, Gallimard, 2002 ; François de Singly, Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien, Paris, Armand Colin, 2003.]], mais l’antipédagogisme est traversé, de ce point de vue, de multiples contradictions.
Le noyau dur en est en fait la défense d’une conception de l’identité enseignante, qui fonde l’image de réussite que les auteurs antipédagogistes, professeurs généralement titrés (Brighelli est normalien), ont d’eux-mêmes. Ce qu’ils reprochent aux pédagos, aux IUFM ou aux élèves turbulents, c’est qu’ils les obligent à « changer de métier »[[Alain Finkielkraut, Le Figaro, 25 mars 2000.]], alors qu’ils se faisaient de leur état une très haute idée[[f. Jacques Muglioni, L’École ou le loisir de penser, Amiens, CRDP, 1993 ; Jean-Bernard Mauduit, Le Territoire de l’enseignant, Paris, Klincksieck, 2003.]]. Le mythe du complot pédagogiste vient conforter cette haute idée en attribuant tous les torts à quelques boucs émissaires[[Sur le rôle social des mythes, cf. Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1986.]]. Mais en jouant ce rôle de restructuration mentale, il contribue aussi au gel de représentations qui devraient évoluer : c’est un nouveau facteur d’immobilisme, et il se trouve ainsi des antipédagogistes pour revendiquer explicitement la défense du « statu quo »[[Martin Rey, La Chute de la maison Ferry, Paris, Arléa, 1999.]].

Un discours qui plaît

Quels qu’en soient les fondements, l’antipédagogisme ne peut être ignoré, et ses éclats appellent des réponses. D’abord parce que la querelle qu’il initie depuis des décennies oriente les débats scolaires : plus de la moitié des tribunes publiées sur les questions scolaires dans la presse nationale les développent sous cet angle, et les épisodes de la réforme des lycées, des TPE ou de la loi Fillon ont montré que les ministres prenaient en compte ses positions.
Ensuite parce que la doxa antipédagogiste, par sa simplicité même, s’impose à la société et au monde enseignant. La faiblesse de la réflexion des grands partis politiques sur les questions scolaires compromet l’élaboration de réponses institutionnelles susceptibles de créer une dynamique donnant un sens aux mutations que l’école traverse. Et c’est ce vide, cette panne de projet qui met l’antipédagogisme en position de force et lui permet contribuer à la construction d’un sens commun sur l’école, qui bloque un peu plus le système, à l’heure où il entame le renouvellement de la moitié de son corps enseignant.
Le succès de ce discours[[Jean-Paul Brighelli est 5e des meilleures ventes à la FNAC en septembre 05.]] a au moins le mérite d’attirer notre attention sur deux urgences :
– le besoin d’un projet politique pour l’école,
– la nécessité de donner envie aux enseignants de s’approprier les changements à l’œuvre, sans quoi tout réforme demeurera impossible.

Yann Forestier, professeur d’histoire-géographie, lycée Le Verrier (Saint-Lô).