Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Penser vite ou penser bien ?

Joëlle Proust, Odile Jacob, 2021

L’auteure est une philosophe qui s’intéresse de très près aux sciences cognitives au sein de l’Institut Jean Nicod et est membre du Conseil supérieur de l’éducation (CSE). Elle nous propose ici une réflexion globale sur les processus de pensée en rapport avec nos actions autour de la question indiquée du titre ou autrement dit comment conjuguer efficacité et rapidité d’une part, justesse et rigueur de l’autre. Un ouvrage certes exigeant, mais la présence constante d’exemples permet d’y entrer plus aisément. Il ne faut pas non plus se laisser décourager par un lexique spécialisé : des mots comme « affordance » ou « sentiment noétique » sont bien explicités et un très utile glossaire se trouve opportunément placé en fin d’ouvrage.

Nous voudrions ici mettre l’accent sur ce qui concerne plus directement l’école (notamment le chapitre six), même si tout le début du livre est fort stimulant. On y trouve des distinctions très éclairantes pour classer les actions cognitives – celles qui sont automatisées, celles qui sont routinières et celles qui sont stratégiques (ce qui complexifie le schéma binaire du système 1 et système 2 cher à Daniel Kahneman) – ou encore le focus mis sur les représentations mentales qui jouent sur ces actions. De même, j’ai été intéressé par l’idée d’une paradoxale « mémoire prospective » qui nous montre l’importance de l’anticipation et de la prévision des conséquences dans ce qui nous conduit à agir. L’auteure est aussi une promotrice de la métacognition, mais celle-ci intègre fortement la dimension émotionnelle : métacognition qui permet, dès les premiers mois de la vie, les progrès cognitifs, métacognition qui existe aussi chez les animaux (sont décrites de surprenantes expériences avec des singes).

Mais venons-en au champ proprement scolaire. Pour Joëlle Proust, les sentiments métacognitifs des enseignants comme des élèves jouent un rôle crucial dans la réussite des activités et interactions scolaires. Elle répertorie tout ce qui favorise les apprentissages notamment les facteurs de motivation intrinsèque et ce qui l’entrave (un encadré utile à ce sujet page 169 : « Pourquoi un élève ne s’engage-t-il pas dans un apprentissage ? »)

« La zone proximale de développement »

L’auteure aborde de manière subtile la question de la compréhension, ce qui renvoie indirectement aux débats actuels fluence/compréhension. Globalement, quand quelque chose (un texte par exemple) parait facile ou est abordé sans trop de peine, l’attention peut se relâcher et la compréhension fine peut ne pas être au rendez-vous. La compréhension dite superficielle peut nuire à une compréhension plus conceptuelle, mais à l’inverse, si par exemple le manque de connaissances d’arrière-plan empêche cette compréhension superficielle, l’ennui s’installe, puis le rejet. Le tout est bien de rester dans la fameuse « zone proximale de développement » que Joëlle Proust emprunte à Lev Vygotski.

Stimulant également est le chapitre « Est-ce que deux têtes valent mieux qu’une ? » où est questionnée « la métacognition de l’action collective cognitive » qui ne peut qu’intéresser une revue comme la notre qui prône la coopération. Là encore, de nombreux biais peuvent contrecarrer le « penser bien », notamment la recherche d’un consensus rapide ou les phénomènes de recherche de l’approbation d’autrui. L’important est d’accorder une place centrale à la délibération et à l’argumentation, tout le contraire à vrai dire de la recherche de likes et du conformisme de groupes sur les réseaux sociaux. On peut être intelligent à plusieurs, mais sous certaines conditions, tel est sans doute le message à retenir, comme le montrent diverses expériences (dont le fameux test de Asch rappelé ici)

Le dernier chapitre, « Test de Asch», n’est pas non plus sans concerner une école qui aurait le souci d’éveiller l’esprit critique. Après avoir décortiqué l’étrange notion de « post-vérité », l’auteure examine comment la pensée rationnelle peut utiliser les émotions et représentations comme auxiliaires et non comme entraves. « Les émotions jouent un rôle essentiel dans la recherche du vrai et, plus généralement, dans la pensée rationnelle. » Les sentiments de savoir, de cohérence, d’incertitude, etc. jouent un rôle majeur. Et ce qui est impératif, c’est de trouver les bons compromis entre les objectifs de connaissance et les ressources disponibles permettant de penser la complexité. Mais il faut aussi faire avec le biais de l’égalité où toutes les opinions se valent, quel que soit le degré d’information dont chacun dispose pour donner un avis.

Dans sa conclusion, Joëlle Proust se demande comment, à l’ère des réseaux sociaux aux effets souvent néfastes, développer une « ingénierie des sentiments critiques » et renforcer la pensée stratégique contre le « tsunami d’impulsivité cognitive ». Parmi les recettes facilement utilisables en milieu scolaire, « inviter chacun à s’autoexpliquer ce qu’il a compris ; ou encore, l’inviter à expliquer ce qu’il a compris à un pair ». Il faut en fait s’exercer régulièrement à prendre de « bonnes habitudes cognitives », ce qui va aussi renforcer la confiance en soi et non une surconfiance qui va vite s’essouffler devant l’échec. La dernière phrase de la conclusion : « Face aux nouveaux enjeux planétaires et politiques, il est plus que jamais nécessaire de mettre l’accent sur les formes stratégiques de la pensée pertinentes pour ces enjeux ».

Si on sait surmonter parfois une densité du texte, on trouvera dans ce livre une confirmation du bienfondé de l’apprentissage très tôt de la complexité, qui n’exclut pas les automatismes et la nécessité de réponses rapides dans le quotidien. Il nous invite aussi à développer des dispositifs pédagogiques allant dans ce sens, certains très concrets étant évoqués dans cet ouvrage.

Jean-Michel Zakhartchouk