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Pensée critique, enseignement de l’histoire et de la citoyenneté

Comme bien d’autres, je suis devenu prof d’histoire parce que ce que j’étais convaincu (et je le suis toujours) que j’allais œuvrer à faire en sorte que la réponse soit oui à la question que pose l’un des auteurs de ce livre : « Apprendre l’histoire peut-il aider les futurs citoyens à intervenir dans le monde comme des agents historiques conscients et critiques ? ». Depuis que je suis formateur d’enseignants,  j’entends mes étudiants répondre à la question : « à quoi ça sert d’enseigner l’histoire ? »  des choses sur la constitution d’une culture (commune de préférence) d’une part et d’autre part : « ça sert à développer l’esprit critique des élèves ».

Le grand mérite de cet ouvrage est de mettre en cause deux évidences qui sous-tendent ces réponses : la première est celle qui voudrait qu’il suffise de parler d’esprit critique pour que nous soyons d’accord sur ce dont il s’agit. La seconde évidence serait que l’esprit critique découle de l’apprentissage de l’histoire comme par percolation, comme si l’histoire était en soi une leçon d’esprit critique. C’est donc aux deux questions : l’esprit critique, de quoi s’agit-il ? et développer l’esprit critique, oui, mais comment ? que se sont tout d’abord attelés les participants d’un symposium tenu à Montréal en 2015 dont ce livre est la publication. De Chicoutimi (Etienne Bouchard) à Lausanne (Nadine Fink), de l’école primaire (Benoit Falaize) aux articles universitaires sur les usages du cinéma dans le secondaire en Amérique du Nord (Marc-André Ethier, David Lefrançois) en sept courts chapitres, le panorama est large.

Didacticiens et enseignants d’histoire, les auteurs ne prétendent pas annexer toute pédagogie de l’esprit critique à cette noble discipline, mais ils refusent également d’envisager l’esprit critique comme une compétence transversale qui se construirait de la même façon quels que soient les objets disciplinaires abordés. C’est bien de l’esprit critique dans les pratiques de l’histoire qu’il s’agit et c’est donc dans la spécificité de la démarche historienne que les auteurs cherchent à le définir. François Audigier revient sur les fondements de la « méthode historique » telle que l’avaient formalisée à la fin du XIXe siècle Charles Victor Langlois et Charles Seignobos, plusieurs auteurs appuient leurs travaux sur les « quatre euristiques » du didacticien américain Sam Wineburg : « lecture approfondie des documents, recherche des sources, contextualisation, corroboration ».  Matthieu Gagnon offre une définition synthétique : « La pensée critique est une pratique évaluative et justificative fondée sur une démarche réflexive, autocritique, voire autocorrectrice impliquant le recours à différentes ressources (connaissances, habiletés de pensée, attitudes, personnes, informations, matériel) dans le but de déterminer ce qu’il y a raisonnablement lieu de croire (conceptions épistémologiques) ou de faire (intervention d’ordre méthodologique et éthique) en considérant attentivement les critères de choix et les diversités contextuelles ».

Ce livre montre aussi, par la pluralité de ses auteurs et par l’écriture conjointe de plusieurs articles, tout l’intérêt du travail conjoint entre chercheurs en didactique et enseignants qu’illustre par exemple le passionnant article de Didier Cariou et Sylvain Laube, dans lequel les auteurs, s’appuyant sur un solide appareil théorique (théorie du milieu didactique), nous font entrer de plain pied dans une classe de collège qui même l’enquête autour des choix d’acteurs de la construction d’un pont tournant à Brest en 1861. A travers cette enquête collective les élèves sont censés faire l’expérience de l’exercice critique à travers le dévoilement des complexes jeux d’acteurs et de contexte. Mais l’analyse fine des interactions entre les enseignants et les élèves montre comment les habitudes scolaires des uns et des autres contribuent à freiner l’émergence de cette pensée critique. On mesure la distance entre les intentions et les effets, entre l’affirmation générale « l’étude de l’histoire forme l’esprit critique » et l’observation des moments particuliers, contextualisés, où cela n’est plus une évidence. Peut-être est-ce aussi révélateur des limites de recherche en didactique, d’analyses au plus près des pratiques, qui observent les effets des gestes d’enseignement et d’apprentissage dans le court terme et appréhendent plus difficilement ce qui se construit de façon plus labile dans le long terme.

Une série de contributions est consacrée à la question des pratiques sociales de l’histoire qui proposent des discours sur le passé (cinéma et jeux vidéo) en s’alimentant, plus ou moins, à des savoirs savants. Plusieurs auteurs regrettent que les usages ordinaires du cinéma en classe soient dominés par l’illustration et la critique limitée souvent à la recherche de l’erreur (du bouton de guêtre…) et proposent des approches qui s’intéressent aux rapports que les élèves entretiennent avec les images filmées et la fiction. Vincent Boutonnet s’intéresse au jeu Assassin’s Creed et aux rapports ambigus à la vérité et au concept de Révolution qui s’y joue à travers une analyse fine de l’épisode de la partie de thé de Boston (16 décembre 1773) qu’il propose d’exploiter en classe, non pour illustrer l’épisode historique mais pour conduire les élèves à réinterroger leurs représentations.

Voila donc un livre que devrait intéresser non seulement les enseignants et formateurs d’histoire mais tous ceux qui se préoccupent du développement de la pensée critique. On y trouvera des pistes de travail et des mises en gardes salutaires comme celle qu’énonce l’excellente préface de Michel Fabre : « L’esprit critique comme la problématisation peuvent être dissolvants s’ils ne prennent garde au fait que le doute repose sur des certitudes au moins provisoires sur lesquelles s’appuyer », et c’est également à lui qu’on laissera le dernier mot : « ce qui distingue fondamentalement une pensée critique, c’est l’aptitude à douter de soi, à se remettre en question, à s’ouvrir aux objections des autres, à les prendre au sérieux et à se rendre au meilleur argument ».

Yannick Mével