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Pédagogie du patrimoine en Seine-Saint-Denis

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Debost3.jpg Certes, la colonisation et la question de l’émigration, l’action des pouvoirs publics en matière de santé publique et la question de la régulation sociale ainsi que le thème « citoyenneté et intégration » sont aux programmes d’histoire, des sciences économiques et sociales, de l’éducation juridique et sociale, mais l’enthousiasme avec lequel le Bureau du patrimoine s’est engagé dans ce projet d’actions éducatives montrait que sa préoccupation dépassait largement la simple dimension « disciplinaire ».
Il s’agissait d’organiser la rencontre, somme toute très rare, entre les histoires individuelles ou familiales de la population du territoire et un patrimoine, témoin sensible de l’histoire nationale de la période coloniale et post-coloniale. C’était l’occasion de donner à des jeunes, immigrés pour certains, issus de l’immigration pour d’autres, « français de souche » enfin, de répondre à un besoin supposé de renouer les fils de cette mémoire. Comme un « devoir d’histoire » souvent non dite et certainement absente du roman national français. Il y avait là une opportunité, participant au mieux vivre ensemble, à ne pas manquer.
Après plus d’une vingtaine de rencontres avec des classes, force est de constater que ces attendus ne recouvraient pas l’ensemble des potentialités pédagogiques du projet. Il faut noter ici que ces actions éducatives proposées par le Bureau du patrimoine ont couramment donné lieu à des travaux en classe.

La sortie comme outil pédagogique

Le principe même de la sortie est plébiscité par tous, professeurs comme élèves. Elle permet de créer une cassure dans le rythme des cours, ce qui agit comme un procédé mnémotechnique sur les savoirs acquis lors de cette sortie. Par-delà l’espace protégé de la salle de cours, elle rend plus concrètes les notions abordées, favorisant ainsi leur assimilation par les élèves. « Je fais tellement la démonstratrice en classe avec mes transparents, mes vidéos, mes machins… où je mime des arcades où je fais des croisées… Il y a des moments où j’aimerais bien être sur place et arrêter de faire le mime Marceau ! L’idée, c’était ça ! Je ne vais pas non plus mimer un portail mauresque ! »
L’impact de l’architecture spécifique et ô combien symbolique de l’hôpital sur les élèves n’a pu se produire que parce qu’ils étaient directement en contact avec les bâtiments. Elle devenait tout de suite beaucoup plus parlante. « Il nous disait bien où se passait les choses, c’était mieux. En fait, on comprenait mieux. Ca rentrait plus dans nos têtes, en fait. Si on l’aurait vu en cours, on l’aurait écrit mais ce ne serait pas resté en nous. » Un élève explique, pour sa part, comment la confrontation directe avec les bâtiments lui a permis de prendre conscience du poids d’histoire dont le lieu était chargé : « Déjà, rien que de savoir qu’il y a des gens qui étaient venus dans l’hôpital avant, qu’il y avait plein de personnes de tous les temps, quoi, qui ont marché dans la pierre. »
Debost1.jpg La porte mauresque compte pour beaucoup dans ce succès. Cette sensibilité à la dimension esthétique et au fort pouvoir évocateur de la porte est partagée par les professeurs et les élèves. C’est la première chose que cite une élève : « Moi, j’ai bien aimé l’architecture mauresque, j’ai trouvé ça super beau. »
La visite n’ayant pas un lien direct avec les notions prévues à leur programme, les professeurs de sciences médico-sociales ont su tirer un autre parti de cette visite. En favorisant des relations plus détendues et informelles, elle a été l’occasion de nouer des relations différentes entre professeurs et élèves. Certains s’y sont révélés sous un autre jour.

Un lieu : un chapitre

Debost4.jpg Pour les professeurs d’histoire, cette visite a été le moyen d’illustrer la période coloniale. Leur intérêt était d’autant plus fort que, sur ces périodes, ils se sentent souvent démunis ou fragilisés devant des élèves immigrés ou issus de l’immigration des anciennes colonies[[Benoît Falaize, Laurence Corbel, Entre mémoire et savoir : l’enseignement de la Shoah et des guerres de décolonisation, INRP, Paris, 2003.]].
La visite du site et l’observation de l’exposition étaient également un moyen concret d’aborder des éléments du cours d’éducation civique – immigration, laïcité, intégration – qui sont des enjeux importants dans ces classes.
L’évocation des conditions de vie des immigrés en France dans les années trente a intéressé les élèves. Cela leur permettait de découvrir, à travers l’exposition, un pan de leur histoire familiale. L’enquête révèle que, forts de ces connaissances, certains participants ont prolongé leur réflexion avec leurs parents ou leurs grands-parents. S’ils sont plusieurs à évoquer, lors des entretiens, la dimension policière de l’hôpital à l’origine, le fait que ces événements soient passés, semble avoir désamorcé leur caractère explosif et polémique. Enfin, par-delà une réelle sensibilité à ce qui touche à leur origine, les enfants immigrés ou d’immigrés ont le souhait de ne pas être résumés à cette identité.

Ce sont les notions liées à l’architecture du site qui ont été les mieux acquises par l’observation fine et interactive. Le contraste entre l’architecture mauresque de la porte et l’architecture des années trente des bâtiments d’origine de l’hôpital a bien été perçu et retenu par les élèves. Malgré leur manque de familiarité avec l’architecture, mis en situation d’observateurs, d’archéologues du bâti, les élèves ont bien distingué tous les éléments (forme, couleur, matériau, fonction, référence, …) que les médiateurs ont cherché à mettre en lumière. Ils sont capables de les réexpliquer plusieurs mois après la visite. Contrairement à ce qu’imaginaient les enseignants, les élèves ont particulièrement « accroché » à cette proposition de parcours architectural. « On en parle pas souvent de l’architecture. Donc ça nous a servi après pour essayer de décrypter d’où venait le nom de l’hôpital. Ca nous a servi à ça. Et puis même pour la culture générale, ça sert. ».

La valorisation du département

Les retombées de cette visite débordent le strict cadre scolaire. Les enseignants évoquent notamment la transformation du regard posé par les élèves sur le département de la Seine-Saint-Denis. La découverte de la nature patrimoniale de l’hôpital Avicenne a permis, selon eux, une valorisation de ce territoire trop souvent déconsidéré : « Quand on leur parle de patrimoine, c’est le Louvre, c’est Versailles, … Pour eux, c’est forcément quelque chose de grandiose et de merveilleux… et de chiant aussi ! il faut bien le dire. Etudier avec eux, ce qu’on appelle un patrimoine architectural local, … et ben, voilà, c’est un peu une richesse culturelle de leur département. »
La visite est venue apporter des réponses aux questions qu’une élève se posait face à ce monument intriguant bien que familier : « Comme à peu près tout le monde, j’étais passée devant, je connaissais le nom, je connaissais l’architecture mais c’est vrai que je me demandais souvent : pourquoi cette porte là ? Pourquoi ce nom là ? ». Cette découverte a donné du sens au territoire.
Debost2.jpg L’hôpital Avicenne n’est plus un simple hôpital, identique à tant d’autres, mais un lieu avec une histoire propre, spécifique. « [ C’est un hôpital ] plus important que les autres, on va dire. Parce qu’il a une histoire particulière. ».

Cette image renouvelée du territoire s’est enrichie lorsque les élèves ont appris, lors des visites, la protection imminente des bâtiments de l’hôpital au titre des monuments historiques[[La décision d’une protection a été prise le 25 janvier 2006.]]. Cela a contribué à la prise de conscience que leur environnement quotidien peut avoir une valeur patrimoniale.
« C’est quelque chose quand même à garder, c’est quelque chose à connaître parce que quand on habite à côté, on sait pas l’histoire. … […] J’ai appris que ça a été classé monument historique comme la Tour Eiffel ! Il y a de quoi être fier ! J’ai plus le même regard parce que moi quand je passais devant cet hôpital je le trouvais banal donc je cherchais pas à en savoir plus. Mais au moins si on me demande je pourrais expliquer.»

Parler tranquillement d’une histoire à partager

On se souvient ici, des inquiétudes quant à la capacité des médiateurs à résister à l’agressivité de collégiens au cours de la proposition éducative alors qu’émergeait dans l’actualité, et de façon virulente, la notion d’« indigène de la République ».
Aujourd’hui, la mémoire d’une très intense attention des élèves à certains moments de la visite-parcours témoigne d’un autre phénomène. Comme si l’immersion dans la réalité d’un patrimoine-témoin, grâce à une démarche qui mettait les élèves en situation de « chercheurs », permettait à chacun (professeurs, élèves, médiateurs, d’ici ou de là-bas) d’apprendre et de s’exprimer, permettait à chacun de trouver sa juste distance avec l’événement dont il témoignait. Le savoir devenant partagé, in vivo, chacun pouvait se situer, hors des rapports de provocation pouvant être générés par la formule classique, frontale, de la classe.
Sans lisser les aspérités, pour le moins, de l’histoire coloniale ou de celle de l’immigration, cette objectivation rend autrement plus complexe et contradictoire le discours courant sur ces phénomènes.

L’émotion suscitée par les « vielles pierres » (en l’occurrence, béton, briques et enduits), la construction d’un point de vue avec l’aide du professionnel et la possibilité de parler tranquillement d’une histoire à partager, … ces éléments ont permis de simplifier le rapport des élèves à cette histoire.

« Les gens ne savent pas qu’il ne s’appelle plus hôpital franco-musulman. Je pense que c’est vraiment une barrière. Ce nom est une barrière. Et en même temps on ne peut pas supprimer la porte, je veux dire, parce que c’est un monument historique et donc ça serait pas bon, on va dire… donc voilà. En fait, il est un peu entre les deux, il est un peu en quelque sorte piégé par sa réputation. Et en plus, du fait qu’il soit dans le 93. Le 93 n’a pas forcément une très bonne réputation. Je crois qu’il y a beaucoup de choses qu naissent autour de cet hôpital, vraiment. »

L’hôpital Franco-musulman
À Bobigny, en Seine-Saint-Denis

En 1935, fruit ambigu de la politique coloniale française, l’hôpital Franco-musulman, réservé exclusivement aux musulmans, ouvrait ses portes. Dix ans après la construction de la Grande mosquée de Paris, s’il s’agissait toujours de témoigner aux peuples colonisés des vertus civilisatrices de l’Occident, il s’agissait également, alors que le chiffre de la population immigrée musulmane explosait en région parisienne de surveiller de potentiels partisans de l’Etoile Nord Africaine (Algérie) ou autres mouvements indépendantistes alors émergeants. Ainsi sous un monumental porche mauresque, inspiré d’une des portes de la muraille de Meknès, alors que le malade découvrait perron d’honneur et colonnade sous arcs outrepassés, un poste de police, projeté, devait vérifier sa fidélité aux valeurs de la Métropole. Pierre Godin, ancien des «Brigades nord-africaines » du Service de surveillance et de protection des indigènes nord-africains créées à Paris au milieu des années 20, en est l’instigateur.
En 1945, l’hôpital s’ouvre peu à peu à la population environnante ; il est rattaché à l’Assistance publique en 1962. En 1978, le « franco » devient Avicenne. Cancérologie, ophtalmologie, endocrinologie, ethnopsychiatrie, … font aujourd’hui partie de ses spécialités. Pour les habitants du département, l’hôpital Avicenne (volontiers La Vie Saine) est avant tout un hôpital de proximité.
À partir des modules d’exposition installés dans trois espaces publics de l’hôpital (La traversée de l’histoire, Vivre ensemble, Médecines en mouvement), la visite-parcours créée par le Bureau du patrimoine proposait notamment une relecture de l’architecture de l’hôpital.

Jean-Barthélemi Debost, responsable du développement culturel au sein du Bureau du patrimoine du Service de la culture du Conseil général de la Seine-Saint-Denis.
Emmanuel Aupècle, Jean-Barthélemi Debost, Evelyne Lohr, Magali Malochet ont assuré la médiation des actions éducatives relatives à l’Hôpital Avicenne (ex Franco Musulman).


Pour en savoir plus :

1935-2005, l’hôpital Avicenne : une histoire sans frontières. Sous la direction de Katia Kukawka et de Sophie Daynes, éditions de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, 2005, 160 p.
Lieux uniques de la mémoire de l’immigration en France : l’hôpital Avicenne de Bobigny (1935-2005). Evelyne Lohr, Jean Barthélemi Debost, Conseil général de la Seine-Saint-Denis, 2005, 12 p.
Démarches de découvertes et d’apprentissages. Exemples et mode d’emploi. Bureau du patrimoine du Conseil général de la Seine-Saint-Denis, Midap Inspection académique de la Seine-Saint-Denis.2003, 141 p.