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Pédagogie différenciée

Sabine Kahn essaie ici de nous mettre au clair avec ce concept toujours aussi fourre-tout de « pédagogie différenciée ». Si l’institution multiplie les injonctions à la pratiquer, sur le terrain, les vraies pratiques de différenciation restent rares. Peut-être, selon l’auteure, parce qu’on suit de fausses pistes, ingérables, celles qui tendent à une sorte de pédagogie à la carte. Il s’agirait alors plutôt d’avoir recours à une « pédagogie différenciée à priori », notion qu’elle explicite en fin d’ouvrage.
Avant d’en arriver là, Sabine Kahn dresse un panorama historique des manières de concevoir l’enseignement, en remontant jusqu’au Moyen Âge. Une des grandes étapes est la naissance de la « classe » qui rassemble les élèves dans une même unité, dans l’utopie d’une indifférenciation où on laisserait au vestiaire son être social et ses « habitus culturels ». Mais la sociologie, et en particulier Bourdieu, a bien montré le caractère illusoire de ce vœu d’indifférenciation en distinguant pédagogie tenant compte des différences et pédagogie indifférente aux différences, donc « différenciatrice » de fait.
Le dernier chapitre du livre est sans doute le plus riche et le plus novateur. L’auteure oppose trois grandes conceptions de la différenciation : une conception naturalisante, l’école devant prendre en compte les différences existantes au risque d’enfermer les individus dans ce qu’ils sont ou censés être et sans doute de renoncer à l’ambition pour un certain nombre ; une conception quantitative, qui a donné finalement l’idée de « donner plus à ceux qui ont moins » et qu’on retrouve dans la multiplication des soutiens et aides divers et dans la politique d’éducation prioritaire ; la troisième débouche donc sur cette fameuse pédagogie différenciée « à priori ». Il s’agirait de concevoir son enseignement en sachant qu’un gros effort d’explicitation est à faire, en adaptant consignes, tâches à un public qui, d’emblée, n’a pas saisi les codes de l’école, une vraie pédagogie explicite qui repose par exemple sur des activités réflexives, comme demander systématiquement aux élèves sur quoi on a travaillé, ce qu’ils ont appris, ce qu’ils pensent pouvoir utiliser ailleurs. Dans cette perspective s’inscrit une approche par compétences bien comprise, très éloignée d’une pédagogie par objectifs qui reste prédominante dans nombre de pratiques actuelles.
Reste à savoir si les trois conceptions sont si contradictoires que cela. Tenir compte des profils pédagogiques sans pour autant tomber dans les conceptions les plus caricaturales, accorder une place aux conditions matérielles et au « plus » n’empêchent pas de mettre au premier plan la « levée des malentendus », le travail sur le sens et le développement de compétences dans la « clarté cognitive ». Et l’auteure ne va-t-elle pas trop loin en affirmant que la pédagogie différenciée n’existe pratiquement pas ? Mon constat serait moins pessimiste !
Un livre en tout cas stimulant, qui invite au débat et nous éloigne des consensus faciles sur une école idéale de la réussite de tous comme des oppositions durcies caricaturant la mise en activité de l’élève et le travail par compétences, qui reste bien une des voies d’avenir pour l’école du XXIe siècle.

Jean-Michel Zakhartchouk


Questions à Sabine Kahn

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La situation de la pédagogie différenciée vous parait-elle être similaire en France et en Belgique francophone ? Comment s’articule-t-elle, chez vous, avec le travail par compétences qui est, sur le papier, au cœur de votre enseignement ?

La Belgique francophone, tout comme la France, a établi un référentiel de compétences que les élèves doivent acquérir à un certain moment de leur scolarité. Chez nous, l’injonction des compétences apparue en 1997 s’est accompagnée de l’insistance nouvelle d’« amener tous les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences » et de la préconisation de pratiquer la pédagogie différenciée. En France, actuellement, on parle plutôt de « personnaliser l’enseignement », ce qui peut amener l’idée que l’élève (ou sa famille) est seul, ou en grande partie, responsable de son échec. L’injonction de personnalisation et de soutien individuel caresse les parents (électeurs) dans le sens du poil. Elle a provoqué un mouvement de contestations durement réprimées chez quelques enseignants français, mais, dans l’ensemble, elle satisfait un grand nombre d’enseignants auxquels elle semble offrir une alternative simple et malheureusement illusoire à la difficulté scolaire. Vu de Belgique, Il nous semble qu’en France, on est en plein renoncement du projet initial de l’école de la République, tel que pouvait l’envisager Condorcet. Et ce renoncement n’est pas lié à la question des compétences comme certains, peu compétents sur la question, tentent de le faire croire. Car, avec le travail par compétences, on a tourné le projecteur. L’important n’est plus comment le maitre enseigne, mais ce que l’élève apprend. Mais il y a des pratiques enseignantes qui contribuent, plus que d’autres, à rendre compétents les élèves, c’est-à-dire les rendre capables de réutiliser ce qu’ils apprennent dans des situations nouvelles et complexes, ce qu’on appelle la « mobilisation ». La base d’un enseignement de qualité est notamment liée à l’attention qu’aura le maitre à la « mobilisation » de ses élèves. Pour cela, l’enseignant doit proposer à ses élèves des situations d’apprentissages complexes et nouvelles dans lesquelles ces derniers doivent mobiliser et combiner plusieurs procédures acquises. Il est vrai que certains élèves sont désorientés face à une complexité inédite et peuvent laisser page blanche. Il faut les aider à entrer dans une démarche de cadrage des situations et des tâches scolaires, et à mobiliser des savoirs. Cela ne peut se faire qu’avec une réflexion préalable des enseignants quant aux tâches qu’ils donnent aux élèves et avec une attention portée à chacun d’entre eux.

En quoi ce que vous prônez est-il une pédagogie de l’explicitation, et en quoi prend-elle en compte les différences ?

Il est bien illusoire de penser qu’on puisse contrôler toutes les étapes de l’apprentissage et ainsi ne plus connaitre la résistance « cognitive » de certains élèves. D’ailleurs, même si la « pédagogie explicite » permettait à tous les élèves de « réussir », il faut interroger la notion de réussite dans cette pédagogie, qui ne s’occupe pas vraiment de savoir si les élèves savent ou non mobiliser des savoirs, alors qu’il s’agit là d’un enjeu essentiel puisque c’est là-dessus que les élèves seront sélectionnés à l’école comme dans leur futur métier.
Ce que notre équipe de recherche (dont faisait partie le regretté Vincent Carette) et d’autres fédérées par Reseida (Jean-Yves Rochex, Élisabeth Bautier) ont montré, c’est qu’un grand nombre d’élèves ne comprennent pas ce qu’est l’école, ce qui s’y fait, en quoi ce qui s’y fait présente un véritable intérêt, en quoi cela leur donne un pouvoir cognitif sur le monde et les choses. Par conséquent, il importe d’expliciter ce qui importe dans la situation, ce qu’on y apprend, l’usage intellectuel qui pourra en être fait. Ce qui relève de l’ordre de l’évidence pour l’enseignant et quelques élèves ne l’est pas pour nombre d’autres élèves qui ne pourront même pas poser de question sur ce qui leur échappe, justement parce que ça leur échappe. Ils n’auront alors d’autres solutions que de s’auto-anesthésier intellectuellement ou poser des problèmes de discipline ou de gestion de classe.

Partagez-vous le constat amer de Jean Houssaye au colloque du Crap sur l’accompagnement, estimant que « la pédagogie différenciée est morte » ?

La pédagogie différenciée, tout comme l’approche par compétences, est une véritable auberge espagnole dans laquelle se retrouvent des mises en pratique divergentes. Certaines mènent au creusement des écarts entre les élèves. D’autres, et parfois les mêmes, ne mettent pas l’accent sur les compétences et à ce titre présentent peu d’intérêt, même si elles étaient inoffensives en termes d’inégalités scolaires. Cependant, les recherches ont montré que la presque totalité des enseignants, pour ne pas dire tous, pensent et veulent que tous leurs élèves réussissent. Les compétences constituent pour eux un nouvel attendu. Comment opèrent-ils avec les incohérences du système ? Comment incarnent-ils leur volonté de faire réussir leurs élèves face à ce nouvel attendu ? C’est à cette question qu’il faut s’atteler et consacrer réflexions et écrits professionnels. Pourquoi pas consacrer un numéro des Cahiers pédagogiques à la question de la pédagogie différenciée à l’heure des compétences !

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk