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Oury, donc

Pierre Delion, Érès, 2022

Un livre hommage de Pierre Delion sur son ami Jean Oury, psychanalyste, psychiatre, un des fondateurs de la psychothérapie institutionnelle, est-il un livre pour les enseignants ? Rappelons d’abord que Jean est le frère de Fernand, et que la réflexion féconde de l’un se nourrit de celle de l’autre. Ensuite, ils disaient souvent, en substance : « Quand j’entends mon frère parler, j’ai l’impression qu’on fait le même métier ». Alors, oui, à condition de faire l’effort intellectuel de lire et d’entrer dans ce livre, il fait partie du corpus nécessaire à ceux qui se posent des questions au-delà de la didactique : ce livre nous parle de l’altérité.

L’ouvrage est organisé en cinq parties précédées d’un court avant-propos et d’une conclusion émouvants. Pierre Delion sait, comme beaucoup d’autres, ce qu’il doit à Jean Oury. Les chapitres suivants explorent la pensée de Oury, son « paysage » intellectuel, promenade dans la France de la psychiatrie de la deuxième moitié du 20e siècle. On est surpris de la vitalité, de la pensée féconde qui infuse le pays entier et qui fera émerger la psychothérapie institutionnelle tellement mise à mal depuis l’avènement d’une psychiatrie qui oublie l’humain et le sujet. Les grands noms sont donc convoqués, bien oubliés souvent : Lacan, bien entendu, mais aussi Torrubia, Chaigneau, Guattari, Balat et bien d’autres, à commencer par l’immense Francesc Tosquelles, psychiatre de la première ligne des combats républicains de la guerre d’Espagne, réfugié en France en 1940, dont on ne peut que recommander la lecture.

Le troisième chapitre aborde quelques références théoriques, Kierkegaard, Lévinas, Maldiney… avant d’aborder une sélection bibliographique commentée qui nous amène au cœur de la pensée de Jean Oury. Et là, le lien à faire avec la pédagogie saute aux yeux : Jean a animé à partir de 1980 un séminaire à Sainte-Anne mêlant soignants et enseignants, Fernand, mais aussi Catherine Poché, Aïda Vasquez et d’autres.

Cela ressort encore plus dans le chapitre consacré aux concepts clés déployés par Jean Oury : le club thérapeutique, la double aliénation (psychique et sociale), la fonction d’accueil, sujet auquel Pierre Delion a consacré un petit livre fondamental , la constellation transférentielle, le respect de l’historicité et du collectif… et enfin, la fonction « -1 », fonction qui permet de se regarder faire, essentielle et si peu développée dans nos métiers.

« Qu’est-ce que je fous là ? » disait celui qui a passé sa vie à regarder la folie, titre du premier chapitre qui donne le ton de l’ensemble. La question va bien au-delà de réponses simplistes : « rien, je me casse », ou « je suis indispensable ». Elle est à la fois épistémologique et éthique ; elle interroge notre place et celle de l’autre, le patient pour Jean Oury, l’élève pour nous, dans des rencontres qu’il n’est pas possible d’automatiser « sous peine d’une perte d’authenticité et d’efficacité symbolique ».

Le livre de Pierre Delion est bien un livre nécessaire aux pédagogues, un livre qui, outre l’intérêt de l’histoire qu’il raconte, amène à penser des lieux d’accueil pour construire des espaces potentiels de rassemblement des difficultés scolaires éparpillées, la contenance de la difficulté dans des espaces du dire, qui nous demandent d’interroger nos propres pratiques « à l’aune de notre histoire, de notre contexte, de nos amis ». Un peu comme « l’homme qui marche » de Giacometti dont Pierre Delion rappelle l’importance chez son ami.

Jean-Charles Léon

Entretien avec l’auteur

« Deux frères qui font le même métier ? » En quoi, Fernand Oury pouvait-il dire cela en entendant parler Jean ?

Les deux frères Oury parlaient de choses en apparence différentes, mais considéraient que la chose corporo-psychique est susceptible d’être prise en compte de façon ressemblante dans l’éducation et dans le soin, à condition de bien les distinguer. Dans beaucoup de cas, l’enseignant a une fonction de soin qu’il ignore, dans la manière dont il accueille la question essentielle de l’enfant, qui est aussi une demande d’aide : « comment comprendre le monde ? » Si l’enseignant invente quelque chose pour l’éduquer en s’adaptant à lui, en faisant l’effort de la singularité, alors il est aussi dans le soin. Mais il faut qu’il puisse, ensuite, discuter de ce qui s’est passé dans ces groupes où on parle des expériences traversées avec les enfants. J’en ai animé beaucoup et je voyais bien que certains enseignants étaient d’excellents soignants sans qu’ils le sachent.

Actuellement, il n’y a plus personne pour accueillir les ressentis créés dans les situations éducatives ou thérapeutiques, et tout le monde souffre, tout le monde pleure, les infirmières, les enseignants… Burn out, le mot dit bien ce qu’il veut dire : allez brûler dehors !

Quelles seraient les institutions dont la classe aurait besoin pour fonctionner au mieux ?

C’est ça l’enseignement de la pédagogie institutionnelle. Il faut que le l’enfant sache dès l’accueil par l’enseignant qu’il va vivre dans un groupe de pairs. Et plutôt que de laisser le groupe à l’état de « meute », il faut que l’enseignant sache que le groupe va devoir être travaillé par des dispositifs variés : une réunion le matin, comment s’organise la journée ? Est-ce qu’on écrit aux correspondants ? Les enfants entrent alors dans plusieurs groupes qui leur permettent de développer le fondamental de l’enseignement : leur curiosité infantile.

Cette curiosité là va être l’énergie groupale sur laquelle l’enseignant va surfer en restant attentif aux enfants qui restent à l’écart. S’il demande au groupe ce qui pourrait se faire pour celui ou celle qui pleure, par exemple, il met en place un dispositif groupal qui permet de traiter tout un tas de questions. Ce processus-là ne peut pas agir si l’enseignant n’est que dans un rapport interindividuel avec les enfants. Il faut que ces groupes soient vivants, divers, avec des objets de travail différents. Il faut les mettre en dialectique, en questionnement pour éveiller la curiosité. L’enfant fait alors une sorte de travail homothétique des espaces familiaux, et entre dans un certain nombre d’ouvertures au monde grâce aux groupes.

À quoi faut-il rester alerte et vigilant comme enseignant ou éducateur avec un groupe d’enfants ?

À la question du bouc émissaire, à celle de la violence groupale ? Le groupe a des vertus formidables pour pouvoir vivre à plusieurs des choses qu’on ne peut pas faire seul. Mais se pose alors la question de la rivalité entre ses membres qui peut déclencher des processus de violence. Si celle-ci n’est pas sublimée, transformée en valeurs élevées, morales, culturelles… alors elle désigne un bouc émissaire qui va porter le poids de cette violence que les membres ne veulent pas reconnaître en eux.

Comment régler cette question de la rivalité ? Par des sous-groupes qu’on met en rivalité mais de façon instituée ; on peut essayer de faire une réunion pour dire les choses, on fait un jeu… Les ateliers de philosophie, dès les petites classes, est la chose la plus intéressante que j’ai trouvée et que les enseignants m’ont apprise. Ça devrait faire partie de l’équipement habituel de toute classe et de la formation des enseignants. Il y a de la rivalité ? D’où vient-elle ? Pourquoi ? Comment… ? Les élèves, en fonction de leur niveau, trouvent toujours des solutions intéressantes.